Caché dans l'ombre de
l'antichambre qui séparait le monde des hommes de celui des femmes,
le seigneur Afalku observait ses filles. Il profitait de la quiétude
des lieux, sachant bien que son arrivée en briserait l'harmonie. Ses
enfants arrêteraient leurs activités, ses épouses et ses
domestiques accourraient... Il fut un temps où il avait apprécié
d'être ainsi le centre de leur univers, mais il avait vieilli. Mûri
aussi, du moins, il aimait à le penser. Aujourd'hui, tout cela le
fatiguait. Rien ne lui plairait plus que de pouvoir profiter de sa
famille, dans le calme et la sérénité, mais rien n'était jamais
simple avec les femmes. C'est pourquoi il préférait rester avec ses
guerriers. Parfois, il en venait même à se demander si le droit
d'avoir plusieurs épouses accordé aux hommes de son rang était un
privilège ou un devoir. En ce moment, il penchait plutôt en faveur
du devoir.
Son mariage avec Illi, sa
troisième femme, avait été une parenthèse agréable, un véritable
vent de fraîcheur dans sa vie. Il se souvenait encore de leur
rencontre : les champs d'oliviers, l'odeur de la fleur d'oranger
et surtout son sourire, plein d'innocence et de sincérité. Cela
faisait si longtemps. Il sourit en repensant à cette époque. Il
dirigeait alors une troupe de soldats à la frontière. Une présence
militaire importante et un roulement régulier des troupes en
faisaient un passage quasi obligé dans la carrière d'un officier de
l'Empire. Ce n'était pas que les royaumes du nord représentaient
une quelconque menace. La dernière guerre qui les avait opposés
avait bien failli anéantir les deux civilisations. Le seigneur
Afalku en savait quelque chose, il s'en était fallu de peu pour que
sa lignée ne s'éteigne. Que seraient devenus alors ses ancêtres
sans aucun guerrier pour les honorer et perpétuer leur nom ?
Ces hommes des terres froides étaient de très mauvais guerriers,
mais il fallait reconnaître qu'ils étaient tenaces. Et malins. Trop
malins pour pour compromettre de quelques façons que se soit le
traité de paix signé deux cents plus tôt. Celui-ci, et les accords
commerciaux qui en avaient découlé avaient apporté la prospérité
aux deux partis. Non, il n'y avait rien à craindre des royaumes du
nord. Le souci venait plutôt des habitants de la région. Bien
qu'ils se tiennent tranquilles la plupart du temps, il était de
notoriété publique qu'il ne se considérait pas comme appartenant à
l'Empire. Malgré les siècles écoulés, ils espéraient encore
obtenir leur indépendance. Ils se croyaient à part, n'acceptaient
pas le système des castes, considéraient Banu comme un simple dieu
parmi les autres... Alors, l'Empire faisait régner la peur pour
étouffer tout risque de révolte. Et c'était de cette tâche
ingrate dont avait hérité le seigneur Afalku. Il était donc arrivé
en terre Dongoun à la tête d'une petite armée de soldats
indisciplinés à peine sorti du camp d’entraînement. La majeure
partie de son travail s'étant révélé être d'éviter que ceux-ci
se laisse emporter par leur fougue et provoque eux-mêmes la révolte
qu'ils étaient censés empêcher.
Il avait rencontré le père
d'Illi le lendemain de son installation dans la cité de Saha Nibà.
L'homme s'était présenté de lui-même à la caserne pour
rencontrer le jeune général. Le seigneur Aflaku s'était tout de
suite bien entendu avec le vieux bâtisseur, un homme fier et sage,
qui, loin de souhaiter une rupture avec l'Empire, voulait au
contraire une meilleure place pour son peuple au sein de celui-ci.
Rapidement, une amitié était née entre eux.
Ce fut en allant rendre visite
à son ami dans sa villa à l'extérieur de la cité qu'il
avait rencontré Illi. Celle-ci revenait du fleuve, un panier de
linge propre sous le bras. En l'apercevant, elle lui avait
souri. « Vous devez être l'ami de Père, lui avait-elle dit.
Venez, il vous attend à la maison ». Puis, sans lui laisser le
temps de répondre, elle était repartie vers sa demeure d'un
pas joyeux, sa longue robe blanche flottant au vent.
Cette vision d'Illi trottinant
gaiement au milieu des oliviers lui arracha un soupir. « Jamais
je n'aurais dû la ramener avec moi , songea-t-il, j'ai détruit
cette fleur fragile en l'arrachant à la terre qui l'a vu grandir »
Chassant de son esprit cette
triste constatation, il reporta son attention sur ses filles et son
cœur se gonfla d'orgueil. Chacune à sa manière, elles le rendaient
toute si fière.
La plus grande, Lehna... Sa
belle et douce Lehna. Elle était presque devenue une femme
maintenant. Il ne l'avait pas vu grandir. Bientôt, il serait temps
de lui trouver un mari. Chanceux serait l'homme qui l'épouserait.
Awrigha, sa cadette, n'était
pas aussi jolie que son aînée, mais quelle intelligence chez cette
gamine. Un esprit aussi acéré que sa langue. Il ne pouvait
s’empêchait de la comparer à sa propre mère. Elle ferait une
excellente conseillère pour son époux, pour peu qu'il parvienne
à en trouver un qui la supporterait. Et enfin, sa petite Ania, si
vive, si spontanée. Sauf en sa présence. Il l'intimidait, il le
savait. Cela avait été le cas pour chacune de ses filles, six en
tout. Combien de fois ses épouses avaient-elles essayé, en vain, de
lui mettre dans les bras un bambin terrorisé, hurlant à pleins
poumons, ses petits pieds brassant l'air désespérément malgré les
menaces ou les promesses de sa mère. C'était de sa faute. Il
n'était pas assez présent. Un intrus dans leur univers fermé. Ils
comprenaient ce qu'elles ressentaient. Lui aussi avait eu peur de son
père à leur âge. D'ailleurs, il l'avait craint toute sa vie.
Il jeta un dernier coup d’œil
à la petite fille qui se trémoussait comme un vers sous les mains
de la pauvre Lehna qui essayait tant bien que mal d'attacher les
dernières mèches de cheveux. Il sourit. Ania était différente. Il
avait fait le bon choix. Rester maintenant à l'annoncer à sa mère.
Comme tout guerrier Afani, il avait traversé son lot d'épreuves.
Mais celle-là lui semblait la plus dure. Il se détestait
d'avance pour la tristesse qu'il allait faire apparaître dans les
yeux d'Illi, pour le fardeau qu'il allait imposer à sa fille. S'il
avait eu une autre solution, il l'aurait choisi, mais il n'y en avait
aucune. Son honneur, celui de toute sa famille était en jeu. Et
l'honneur passait avant l'amour, même celui viscéral qu'un père
ressent pour son enfant.
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