Pendant quelques instants, la petite
Ania resta silencieuse, osant à peine respirer de peur de rompre le
charme. La voix de sa sœur flottait encore dans l'air chaud de
l'après-midi. Le temps lui-même semblait suspendu, comme si, lui
aussi, c’était arrêté pour écouter le timbre mélodieux de la
jeune conteuse. Puis la nature reprit ses droits et l'enfant
recommença à s'agiter. C'était plus fort qu'elle. Elle n'arrivait
pas à tenir en place plus de quelques minutes.
- Arrête donc un peu de bouger, petite
gazelle, sinon ça va être complètement raté, la sermonna
gentiment Lehna .
La fillette soupira et s'efforça de
rester immobile pendant que sa sœur tressait la multitude de nattes
qui composaient les coiffures traditionnelles des femmes Afani. Lehna
était une experte, ses doigts fins et agiles donnaient
l'impression de voler dans les jolis cheveux noirs d'Ania. Mais
l'enfant commençait à trouver le temps long. Cela faisait des
heures qu'elles étaient là, assises sur le grand tapis qui
recouvrait le sol du salon des femmes. Si n'importe qui d'autre avait
essayé de lui imposer ce traitement, la petite fille se serait
sauvée depuis bien longtemps. Mais pas avec Lehna. Ania adorait
Lehna. Alors pour lui faire plaisir, la petite essayait de
canaliser toute cette énergie qui bouillonnait en elle.
- Dit Lehna, Suryani, elle est vraiment
restée une jument toute sa vie ?
- Je ne sais pas, petite gazelle. Sans
doute.
- Pauvre Suryani murmura Ania qui
ne pouvait s'empêcher de frissonner à cette idée. Je trouve cela
un peu dur comme punition. Bien sûr, elle n'aurait pas dû se
montrer aussi capricieuse, mais je comprends qu'elle ne veuille pas
épouser un homme vieux et moche, même si c'est le roi.
Lehna sourit devant la spontanéité de
la benjamine, ses dents blanches ainsi dévoilées faisant ressortir
la noirceur de sa peau.
- L'histoire ne dit pas qu'il n'était
pas beau. Juste âgé. Et elle a désobéi à la volonté de son
père.
Toutes les femmes doivent obéir à leur père ou à leur mari, quand elle en ont un. C'est la
volonté de Banu.
- Et les hommes ? Qui leur dit ce
qu'ils doivent faire ?
-Eux se plient à la volonté de leur
seigneur, de leur roi ou de l'empereur.
- Et l'empereur ?
-Quoi l'empereur ?
-À qui obéit-il ?
-Directement à Banu. Il essaye de
guider son peuple selon la volonté de celui-ci. C'est pour ça que
l'empire est aussi puissant. Nous obéissons aux dieux et en échange,
ils veillent sur nous. Et Banu est le plus puissant d'entre eux.
C'est pour ça que Suryani devait être puni. Sinon elle aurait
attiré la misère sur sa famille et sur le royaume entier. Tu
comprends ? Cela peut te paraître dur, mais si l'ordre des choses
est brisé de grands malheurs arriveront.
Ania se tut un moment, songeuse. On
n'entendait plus que le son du Iuth dont jouait une des
domestiques dans la cour intérieur.
- Lehna ?
-Oui, petite gazelle.
- Est-ce que tu vas te marier ?
- Sans doute, répondit-elle sans
cesser son ouvrage.
Toutefois, si ses mains continuaient
de tresser d'adorables petites nattes, ses yeux, eux, reflétaient
son angoisse à ce sujet. Âgée de quinze ans, elle savait que ce
jour approchait inéluctablement. N'était-elle pas la plus âgée
des filles du seigneur Afalku à ne pas être encore mariée ? Mais
cela, la fillette, assise dos à sa sœur, ne le vit pas et elle
reprit avec toute l'innocence propre à ses cinq ans :
- Avec un vieil empereur tout moche.
Lehna rit et l'inquiétude disparut de
ses yeux, balayés par la naïveté rafraîchissante de sa benjamine.
La petite n'avait pas encore intégré la retenue dont
devaient faire preuve les femmes de la noblesse. Cela désespérait
leurs mères, mais pour la jeune fille, c'était une véritable
bouffée d'oxygène. Pour sûre, sa soeur lui manquerait quand
elle partirait pour la demeure de son époux.
- Non Ania. D'abord, l'empereur n'est
ni vieux, ni moche. C'est un grand et puissant guerrier. Et puis,
cela m’étonnerait qu'il veuille de moi.
- Moi pas.
L'adolescente sourit humblement ce qui
illumina son visage délicat. « Oui, j'en suis sûre. Si
l'empereur te voyait, il tomberait immédiatement amoureux de toi
»songea la petite fille. Pour elle, la beauté de sa sœur
surpassait de loin celle de toutes les princesses des contes qu'elle
lui racontait pour la distraire. Sa peau était plus noire que
les perles que Père offraient parfois aux mères ou à ses filles
pour qu'elles les mettent dans leurs cheveux. Sa chevelure, de la
même couleur, brillait de mille éclats. Le moindre de ses gestes
respirait la douceur et la gentillesse. Ania admirait sa sœur. Elle
rêvait de lui ressembler.
- Et moi, finit-elle par demander
timidement, est-ce que je vais me marier un jour ?
Avant que l'adolescente n'eût le temps
d'ouvrir la bouche, Awhriga qui brodait à quelques mètres d'elles
prit la parole :
- Qui voudrait de toi, petit babouin
des plaines ? Tu n'es même pas une vraie afani. Regarde ta
peau ! Pâle comme tu es, aucun homme ne posera jamais les yeux
sur toi. Quelle idée a eu Père d'épouser une Dongoun, une
bâtisseuse, presque aussi blanche que ces barbares des terres du
Nord ?
- Awhriga, s'écria Lehna, tu n'as pas
le droit de dire des choses comme ça.
Cette dernière hocha les épaules et
se replongea dans ses fils.
- Tu ne dois pas l'écouter Ania. Elle
ne raconte que des mensonges. Je suis sûre que tu trouveras un mari.
Un homme bon, comme Père, qui te respectera et qui te chérira.
Ania fit semblant de croire sa grande
sœur. Elle était si gentille. La petite fille ne voulait pas lui
faire de peine en montrant son chagrin. Mais au fond d'elle, elle
savait qu'Awhriga avait raison. Même si celle-ci n'était qu'une
méchante vipère, qui prenait un malin plaisir à blesser les
autres, à dix ans, elle ne faisait que dire à voix haute ce que les
autres femmes pensaient tout bas.
Bonsoir,
RépondreSupprimerJe viens de lire ce premier chapitre qui m'a d'emblée plus. Le thème est très intéressant. J'attends de lire la suite !
Si tu es intéressée par le début de mon histoire, j'ai changé la police (peut-être l'as tu déjà vu et dans ce cas excuse-moi pour la répétition) et je pense qu'il est lisible.
Louspiritus