Ruby et sa famille
vivaient dans un modeste appartement au troisième étage, en plein
Harlem. Leur logement était en tout point identique à celui du
voisin, ainsi qu'à ceux de tous les habitants du quartier. Un salon,
deux petites chambres, une salle de bain, une minuscule cuisine, le
tout formant un carré de sept mètres de côté. Le rêve américain
made in GoodFellar. Maire de New York depuis bientôt trente ans, il
avait fait rénover entièrement le quartier de Harlem deux ans avant
la naissance de Ruby. Un vaste chantier destinait à améliorer la
qualité de vie des plus pauvres. Jamais un politique n'avait autant
fait pour la classe laborieuse, ne cessait de répéter son père. Un
grand homme que ce monsieur GoodFellar. « Mais à quel
prix ? » ne pouvait s’empêcher de penser l'adolescente.
Jamais les citoyens de New York n'avaient eu si peu de droits. Un
jour, on leur interdirait de voter et tous ses braves gens n'y
trouveraient rien à redire. À quoi bon, puisque monsieur GoodFellar
et son conseil municipal savaient bien mieux qu'eux ce qui était bon
pour eux. « Bande d'assistés ». Mais après tout, elle
s'en fichait. Lui ou un autre, ce n'était pas ça qui rendrait sa
vie moins pourrie.
De la musique à fond dans
les oreilles, la jeune fille remonta la 145éme avenue jusque
Riverside Drive. Elle aimait flâner le long de l'Hudson. L'eau,
parfois si tranquille, parfois si tumultueuses, l'avait toujours
fascinée. Elle pouvait passer des heures à regarder le fleuve,
écoutant le clapotis des vagues sur les dalles en pierre des quais.
Cela l'apaisait, exorcisait toute la colère qu'elle avait en elle.
Arrivée à Riverside
Park, elle s'assit sur un banc. Le soleil brillait. Malgré les
températures hivernales, c'était une magnifique journée. De
nombreuses familles se promenaient dans le parc, profitant du beau
temps pour faire prendre l'air à leurs bouts de chou, soigneusement
emmitouflés dans de gros manteaux. Il ne fallait surtout pas qu'ils
attrapent froid les pauvres petits. Une maman s'arrêta près de Ruby
pour remettre le bonnet de son garçon qui avait glissé. Elle
l'embrassa sur le front, puis reprit sa route sans faire attention à
l'adolescente. Celle-ci soupira. Elle n'avait aucun souvenir de la
sorte avec ses parents. L'avaient-ils seulement déjà emmenée au
parc ? Peu probable. Ils avaient trop de travail. Dans les
jeunes années de Ruby, ils cumulaient chacun deux boulots. Quand ils
rentraient, épuisés, leur fille était déjà couchée depuis
longtemps. L'adolescente avait passé la majeure partie de son
enfance chez la vieille voisine du cinquième. Mamie Rose comme elle
aimait qu'on l'appelle, recueillait tout ce qui passait, chat, chien,
hamster...Il n'en avait pas été autrement avec cette petite fille
en mal d'affection que sa mère avait déposée chez elle un
matin, en panique à cause de la baby-sitter qui leur avait fait faux
bond. Ruby n'en voulait pas à ses parents. Pas pour ça, du moins.
Elle savait qu'ils n'avaient pas eu le choix. La longue agonie de
Polly les avait complètement ruinés. Elle se souvenait des factures
qui s'entassaient sur le petit buffet du salon, de la mine sombre de
ses parents quand arrivait la date fatidique où ils ne pouvaient
faire autrement que payer... Mieux valait se faire discrète dans ces
moments-là. L'adolescente avait été tellement soulagée qu'en la
situation csétait arrangé, mais voilà que tout recommençait. À
nouveau sa famille croulait sous les dettes. Et avec sa mère qui
avait arrêté de travailler pour s'occuper du bébé, les choses ne
risquaient pas de s'améliorer de sitôt.
Assise sur son banc, Rubis
regardait les gens qui passaient. En temps normal, par une aussi
belle journée, elle aurait appelé Sarah pour que celle-ci la
rejoigne. Ensemble, elles se seraient moquées des passants. Mais
Sarah était partie tenter sa chance à Vegas, il y a deux mois. Elle
voulait devenir Barman, mais plus encore, elle souhaitait échapper à
son père qui la battait. En pensant à elle, Ruby se dit que
finalement, elle n'était pas si malchanceuse. Ses parents étaient
des cons. Cela ne la gênait pas de le dire, mais jamais ils
n'auraient osé lever la main sur elle.
Elle comprenait les
raisons du départ de Sarah, mais son amie lui manquait tellement.
Elles ne se connaissaient pourtant que depuis un an. Jamais elle
n'oublierait le jour de leur rencontre. Pourtant, celle-ci n'avait
rien d'extraordinaire. Tout avait commencé par une simple discussion
un midi à la cantine du lycée.
Ruby était assise seule à
une table comme à son habitude, son sandwich au beurre de cacahuètes
dans une main, son crayon dans l'autre, quand elle sentit une main se
poser sur son épaule. Elle faillit faire un bond de trois mètres en
arrière. Avec son casque sur les oreilles, elle n'avait pas vu
arriver la fille qui se tenait maintenant derrière elle. Ruby
reconnut tout de suite la nouvelle. Par contre, impossible pour elle
de se souvenir de son nom. C'était le genre de détails auquel elle
ne prêtait pas attention.
Grande, plutôt jolie,
pleine de confiance en elle, la nouvelle était plutôt le type de
fille qui, d'habitude, ignorait Ruby. Se demandant bien ce que
celle-ci lui voulait, Ruby retira le casque qu'elle portait en
permanence sur les oreilles.
- Je peux m’asseoir
ici ? demanda l'inconnue avec un grand sourire.
Ruby se contenta de
hausser les épaules. Le réfectoire appartenait à tout le monde.
Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire que cette fille s'assoit là
ou ailleurs ? Elle s’apprêtait à remettre son casque, quand
la nouvelle lui adressa de nouveau la parole.
- Très joli dessin. En
fait, je m'appelle Sarah. Je viens d'arriver dans ce bahut. Et toi,
comment tu t'appelles ?
Ce fut sur ces simples
mots qu'avait commencé leur amitié. Sarah était une fille
étonnante. Le lycée, très peu pour elle, elle passait son temps à
traîner avec des garçons plus âgés, séchant les cours à la
moindre occasion. Ce qui lui avait valût de se faire renvoyer d'un
nombre assez hallucinant d'établissements avant d'atterrir au lycée
d'Harlem.
Elle et Rubis s'était
tout de suite très bien entendues. Malgré son assurance de façade,
Sarah cachait des faiblesses que seul quelqu'un ayant souffert
lui-même, était en mesure de comprendre. Une complicité était née
entre les deux filles. Sarah lui avait également présenté sa bande
de potes, et pour la première fois de sa vie, Rubis s’était
sentie accepter dans un groupe. Le départ de son amie avait été un
gros choc. Elle continuait de traîner de temps en temps avec les
garçons, mais sans Sarah, ce n'était plus pareil.
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Peinture trouvée sur le site d'Ella yang : https://ellayang.wordpress.com/
J'ai découvert cette artiste en cherchant une image pour illustrer cette article. Ce qu'elle fait est vraiment jolie, donc si vous aimez l'art, n’hésitez pas à faire un tour sur son blog.
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