Le jeu du pouvoir, Chapitre 1, partie 3


Gérôme  - The terrace of the seraglio, 1898
En voyant leur père pénétrer dans le salon des femmes, les trois filles se levèrent précipitamment. «  Bonjours Père » le saluèrent les deux aînées. La benjamine ne dit rien. Elle détestait cet homme. D'abord, il lui faisait peur. Et Ania n'aimait pas admettre que quelque chose l'effrayait. Elle était une Afani. Elle ne craignait rien, ni personne. Sauf lui. Mais il n'y avait pas que ça. Après ses visites, les mères devenaient encore plus méchantes, de vraies vipères. Parfois même, cela faisait pleurer sa maman. Ania se sentait si triste, si impuissante dans ces moments-là.

D'habitude, quand le géant venait, la petite s'éclipsait avant qu'il n'ait eu le temps de se rendre compte de sa présence. Elle était très douée pour se cacher. Personne ne la trouvait jamais. Bon, souvent après elle se faisait gronder. Les adultes n’appréciaient pas qu'elles disparaissent ainsi. Elles aimaient avoir le contrôle, tout le temps, sur tout, et surtout sur elle. Ania ne le supportait pas. Elle ne tolérait pas qu'on lui dise ce qu'elle devait faire ou ne pas faire. «  Une rebelle. Elle a ça dans le sang, disait souvent la grande-mère en parlant d'elle. Mais j'en ai maté des plus coriaces. Qu'elle prenne garde ». Cela donnait encore plus envie à la petite fille de désobéir. De toute façon, même si elle avait voulu se plier aux règles, elle n'en aurait pas était capable. Elle ne savait pas comment elles faisaient toutes pour rester assises des heures durant, sans bouger un sourcil. Elle, au bout d'à peine quelques minutes, tout son corps la démangeait comme s'il avait été envahi par une armée de fourmis. Il fallait qu'elle se lève, qu'elle coure, c'était plus fort qu'elle. Elle ne pouvait pas faire autrement.

Mais devant le géant, les fourmis avaient disparu. La fillette resta tétanisée, incapable de fuir. L'homme s'approcha d'elle et de ses sœurs, et embrassa chacune d'elles sur le front. Quand ce fut son tour, Ania serra ses petits poings et leva fièrement la tête vers lui, affrontant avec courage ce qu'elle considérait comme une menace. «  Je suis une Afani, je n'ai peur de personne » se répétait-elle en boucle. Le guerrier s'agenouilla devant elle, la fixant comme s'il voulait graver son visage dans son esprit. Dans son regard, l'amusement se mêlait à la mélancolie. Il la prit ensuite par les épaules et demanda d'une grosse voix, qui résonna le long des murs en terre cuite, faisant trembler la petite :

- Pourrais-tu aller chercher ta maman, s'il te plaît mon enfant?

La petite ne se fit pas prier. Elle hocha vivement la tête et bondit hors de la pièce, pressée de mettre le plus de distance possible entre elle et le géant.

Ania savait exactement où trouvait sa maman. Comme tous les après-midi, à l'heure de la sieste, elle et les autres femmes se reposaient dans la cour intérieure, à l'ombre des palmiers. Parfois, elles se baignaient pour se rafraîchir. Il fallait de longs aller-retour aux domestiques pour remplir le bassin. Le fleuve était à plus d'une demi-heure de marche. Du moins, c'est ce que les servantes lui avaient dit. Ania n'avait jamais mis les pieds en dehors du palais. Plusieurs fois, elle avait pensé suivre les domestiques. Celles-ci ne se seraient aperçues de rien, mais malgré son jeune âge et son esprit mutin, la fillette était assez intelligente pour savoir qu'il y avait des interdits qu'elle ne pouvait transgresser.

Elle arriva dans la cour essoufflée. Elle avait couru le plus vite possible. Toute sa vie, on lui avait répété qu'il fallait faire son maximum pour satisfaire le seigneur Afalku.

En la voyant arriver, le souffle court et les joues rouges, sa coiffure à moitié terminée, la grade-mère fronça les sourcils.

- Qu'as-tu mon enfant ? Et que fais-tu ici ? Ne vois-tu pas que les adultes se reposent ?

Le ton sec de la vieille dame démontrait son agacement. La fillette baissa la tête. Elle savait bien qu'elle n'était pas la bienvenue en ces lieux à l'heure de la sieste, mais elle avait pensé que les ordres de Père primaient sur les consignes de la grande-mère. Peut-être s’était-elle trompée ? Dans ce cas-là, elle allait encore avoir des ennuis.

-Et bien, petite, vas-tu nous dire ce qui t'a poussé à désobéir ou un chacal t'a t'il mangé la langue ? Dépêche-toi, j’attends ?

-Je...Le, bafouilla la petite.

-Voilà qu'elle ne sait même plus parler, maintenant. Glorieuse Ekàn, Banu tout puissant, que nous vous avons donc fait pour mériter cette enfant .

La vieille se tourna ensuite vers la mère d'Ania. Son regard sévère montrait qu'elle tenait celle-ci pour responsable du mauvais comportement de sa fille. La petite s'en voulut encore plus. C'était en partie à cause d'elle que les autres femmes méprisaient autant sa pauvre maman.

Rien dans le comportement d'Illi ne montrait que le mépris de sa belle-mère et de ses sœurs de mariage l'affectait. Cela n'aurait fait qu'en rajouter au calvaire de sa fille. Sans se départir du sourire de façade qu'elle arborait en toute circonstance, elle se leva et vint s'agenouiller devant son enfant, s'interposant entre elle et la matriarche qui la terrifiait tant.

- Qu'est-ce qu'il y a, mon rayon de soleil, dit-elle d'une voix douce, tu sais que tu n'as pas le droit de venir ici pendant les heures chaudes.

- Je sais maman. Je dois rester avec Lehna et Awhriga et ne pas faire de bruit. Mais Père est ici. Il veut te voir.

Ania vit sa mère blêmir. Les autres femmes abandonnèrent leur rictus méprisant et se jetèrent un regard interrogateur. Ce n'était pas dans les habitudes de leur seigneur de venir les voir pendant la sieste.

- Le seigneur Afalku est là. Pourquoi ne pas l'avoir dit tout de suite ? Et que t'as-t-il demandé exactement ? S'écria Saïda, la deuxième épouse, au bord de l'hystérie.  

- Il m'a demandé d'aller chercher ma maman, répondit docilement Ania.

Elle savait qu'il fallait mieux éviter de contrarier la mère d'Awrigha quand elle était dans cet état.

-En ces mots, lui demanda-t-elle en la saisissant par les épaules.

La petite fille hocha la tête, au bord des larmes. C'est pour ça qu'elle détestait Père. A chaque fois, c'était la même histoire.  Il arrivait, comme ça, l'air de rien, et venait chambouler tout son monde. Il rendait les femmes à moitié folles et c'était à elle ou à sa mère qu'elle s'en prenait. Ce n'était pas juste.

- Cette gamine ment à coup sûr, reprit Saïda, prenant les autres femmes à partie. Pourquoi notre seigneur voudrait-il voir uniquement Illi ? Cela n'a aucun sens. Et regardez là se dandiner d'un pied sur l'autre. C'est sa conscience qui la taraude.

Ania se contraignit à rester immobile, serrant ses petits poings à s'en faire saigner les paumes. Elle aurait voulu pouvoir disparaître, échapper à ses regards hostiles qui la transperçaient. Derrière elles, les servantes avaient cessé de parler. Même la joueuse de luth s’était interrompue. On n'entendait plus que le chant des criquets. Toute l'attention était tournée vers Illi.

Au bout d'un temps qui sembla interminable à la fillette, la voix de la grande-mère creva le silence, mettant ainsi fin à son supplice.

- Allons-y toutes. Mon fils ne pourra que se réjouir que toutes les femmes de sa vie viennent l’accueillir.


«  Ça, c'est elle qui le dit »songea Illi qui connaissait bien l'aversion de son mari pour l'agitation qui régnait dans l'appartement des femmes. Toutes ces minauderies, ces disputes, ces mesquineries l'épuisaient. C'était pour ça qu'il l'avait choisie, elle, une fille de la caste des bâtisseurs. Elle, qui avait grandi en liberté, au grand air, loin de l'univers fermé et malsain où évoluaient les femmes Afani. Par amour pour ce beau guerrier, et aussi un peu, il faut bien l'avouer, pour assurer une place au sein de l'empire à sa famille, elle s’était laissé enfermer. Comme elle le regrettait aujourd'hui. Oh, elle aimait son mari, malgré ses absences et la distance qu'il imposait entre eux depuis quelques années, mais elle regrettait le temps où elle pouvait se promener dans les rues de sa chère cité, les étalages des marchands, les tenues colorées, la joie de vivre du peuple dongoun, de son peuple, leurs sourires sincères.... Elle aurait aimé partager tout ça avec sa fille, la prendre dans ses bras, rire avec elle à en avoir mal aux joues, mais ici cela ne se faisait pas. Et la grande-mère veillait au grain.

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