Le prince s’engouffra dans la
ruelle. Dans le ciel, les nuages masquaient de nouveau la lumière de
la lune. Il jura un silence quand il buta sur un tas d’ordures.
L’odeur était vraiment immonde. Comment des gens pouvaient-ils
vivre dans une telle infection ? Et dire qu’autrefois le monde
entier enviait la riche et belle Cahadh. La cité était vraiment
tombée bien bas.
À cette heure
tardive, cette partie de la ville était endormie. Les hautes
bâtisses dessinaient des ombres menaçantes dans les rues désertes.
Le centre-ville fourmillait sans doute encore de fêtards, mais les
marchands et les travailleurs, eux, se reposaient de leur longue
journée. Il pouvait suivre à l’oreille le bruit des roues de bois
qui butaient sur les pavés. Un regard derrière lui lui apprit
qu’aucun de ses hommes ne l’avait suivi. Il continua tout de
même. Il faisait partie des meilleurs bretteurs de sa
génération. Ce n’était pas une bande de gamins qui allaient
l’effrayer.
Un bruit à sa gauche le
fit sursauter. Un chat jaillit d’un recoin sombre, lui passa entre
les jambes et sauta sur un vieux rat qui sortait d’un tas de
planches pourrissantes, inconscient du danger qui le menaçait.
L’animal jeta un regard méfiant au jeune
noble, puis s’éloigna, sa prise entre les dents. Le
prince faillit éclater de rire devant cet ennemi qui n’en était
pas un. Il devait vraiment manquer de pratique du terrain pour se
laisser effrayer par ce gros matou. Soulagé, il se retourna
pour poursuivre sa route. Et se retrouva nez à nez avec
un couteau. Le prince se figea. Son regard quitta l’arme pour
remonter vers celui qui la tenait. Il se détendit un peu en
reconnaissant le gamin qui avait coupé les sangles de sa selle.
Ses yeux d’enfant étaient écarquillés par la peur.
— Tu es sûr que tu
veux qu’on se batte, demanda le prince au garçon. Un couteau
contre une rapière tu as peu de chances de gagner.
Une lueur de détermination
s’alluma dans les yeux du gosse et Aislingh comprit qu’il
n’échapperait pas au combat. Il soupira. Il n’y avait rien de
glorieux à affronter un gamin. Mais le môme ne lui laissait pas le
choix.
Avant qu’Aisling n’ait
eu le temps d’esquisser un geste, l’enfant se jeta sur lui. Le
prince évita le coup de justesse. Ce petit était rapide. Il aurait
sans doute fait un bon combattant si on lui avait laissé quelques
années de plus pour progresser. Emporté par l’adrénaline et la
peur, le gamin frappa de nouveau. D’un mouvement vif, Aislingh
attrapa le poignet qui tenait le couteau. Il le tordit. L’os craqua
dans un bruit sec. Le gosse poussa un cri et lâcha son arme qui
tomba au sol dans un bruit métallique. Le prince la poussa du pied.
Il envoya ensuite valser le jeune voleur contre le mur en pierre.
L’enfant voulut se relever, mais la lame à quelques centimètres
de sa poitrine l’en dissuada.
Oh, il savait ce qu’il
était censé faire. Il était seul et devait retrouver le chariot
avant que les voleurs fassent disparaître l’argent. Il ne pouvait
pas rester là à surveiller le môme en attendant les renforts. Les
paroles de son mentor lui revinrent en mémoire. « La justice
de l’empire est implacable. Ceux qui refusent de s’y soumettre
doivent mourir. » Le vieux général avait oublié de préciser
qu’il devrait l’appliquer à un enfant.
Malgré la peur qui
écarquillait ses yeux, le gamin continuait de le défier du regard.
Il semblait lui demander s’il aurait le courage de faire ce qui
devait être fait, de planter sa lame dans la petite poitrine, de
mettre fin à une vie qui venait à peine de commencer.
Avant qu’il ne parvienne
à se décider, il sentit la piqûre d’une lame dans son dos. Il se
maudit intérieurement. Voilà où le mener son hésitation. Le
seigneur Fay aurait été terriblement déçu s’il avait pu le
voir. « La justice de l’empire est implacable, tout comme
ceux qui l’appliquent ».
— Lâche ton arme
où je t’enfonce ma dague entre les omoplates, fit une voix
féminine derrière lui.
Au ton qu’elle
employait, il devina qu’elle ne plaisantait pas. Il obéit et
l’épée tomba sur le sol dans un claquement sec. Il espéra que
ses soldats l’avaient entendu. Il ne s’attendait à aucune pitié
de la part des rebelles.
— Bran ! Son arme,
ordonna la voix derrière lui.
Le gamin s’exécuta,
tout en lançant un regard victorieux au prince. Quand ce fut fait,
la fille écarta sa propre lame et Aisling put se retourner pour voir
son agresseur. Il se retrouva face à une adolescente au regard
frondeur. Malgré l’aspect peu confortable de la situation, il la
trouva plutôt jolie. Enfin, « jolie » n’était
peut-être pas le mot approprié. Les filles qu’il côtoyait à la
cour, qu’elles soient nobles ou esclaves, étaient jolies, un
savant mélange de sophistication, de douceur et de sensualité.
Cette fille était… étonnante. Elle possédait quelque chose de
spécial, une espèce d’aura féline qu’il serait bien incapable
de décrire. Elle avait des traits fins et délicats, qui
contrastaient avec la détermination qui se lisait dans son regard.
Ses cheveux, aussi noirs que la nuit qui les entourait, étaient
retenus en arrière en une queue de cheval toute simple. Elle ne
semblait pas du genre à s’embarrasser de son apparence.
Sous ses vêtements
d’homme, usés jusqu’à la corde, on devinait une silhouette
menue, mais musclée, tonifiée par les heures d’exercice et les
combats... Le prince ne put réprimer un sourire de connaisseur. « Il
y a pire que de se faire tuer par une fille comme ça »
pensa-t-il.
Une assurance tranquille
se dégageait de la jeune fille, tandis qu’un sourire arrogant
relevait le coin de ses lèvres parfaitement dessiné. Elle n’avait
pas peur. D’ailleurs, pourquoi l’aurait-elle craint ? Elle
était armée. Pas lui. Et le sang sur la lame prouvait que de toute
évidence elle savait s’en servir.
Elle aussi le détaillait
de ses grands yeux bleus. Et ce qu’elle voyait semblait...
l’amuser ! Le prince fronça les sourcils, vexé par ce manque
de considération à son égard.
— Ta chemise, enlève
là ! Lui ordonna soudain la jeune rebelle.
— Quoi ? S’étrangla
Aisling, surpris par cette requête à laquelle il ne s’attendait
pas.
— Tu as très bien
entendu.
Le prince la jaugea du
regard. La plupart des gens baissaient les yeux quand il les fixait
ainsi, mais pas elle. Elle soutint son regard sans vaciller. Il
décida qu’il valait bien obtempérer.
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