le jeu du pouvoir, chapitre 1 partie 2



Caché dans l'ombre de l'antichambre qui séparait le monde des hommes de celui des femmes, le seigneur Afalku observait ses filles. Il profitait de la quiétude des lieux, sachant bien que son arrivée en briserait l'harmonie. Ses enfants arrêteraient leurs activités, ses épouses et ses domestiques accourraient... Il fut un temps où il avait apprécié d'être ainsi le centre de leur univers, mais il avait vieilli. Mûri aussi, du moins, il aimait à le penser. Aujourd'hui, tout cela le fatiguait. Rien ne lui plairait plus que de pouvoir profiter de sa famille, dans le calme et la sérénité, mais rien n'était jamais simple avec les femmes. C'est pourquoi il préférait rester avec ses guerriers. Parfois, il en venait même à se demander si le droit d'avoir plusieurs épouses accordé aux hommes de son rang était un privilège ou un devoir. En ce moment, il penchait plutôt en faveur du devoir.

Son mariage avec Illi, sa troisième femme, avait été une parenthèse agréable, un véritable vent de fraîcheur dans sa vie. Il se souvenait encore de leur rencontre : les champs d'oliviers, l'odeur de la fleur d'oranger et surtout son sourire, plein d'innocence et de sincérité. Cela faisait si longtemps. Il sourit en repensant à cette époque. Il dirigeait alors une troupe de soldats à la frontière. Une présence militaire importante et un roulement régulier des troupes en faisaient un passage quasi obligé dans la carrière d'un officier de l'Empire. Ce n'était pas que les royaumes du nord représentaient une quelconque menace. La dernière guerre qui les avait opposés avait bien failli anéantir les deux civilisations. Le seigneur Afalku en savait quelque chose, il s'en était fallu de peu pour que sa lignée ne s'éteigne. Que seraient devenus alors ses ancêtres sans aucun guerrier pour les honorer et perpétuer leur nom ? Ces hommes des terres froides étaient de très mauvais guerriers, mais il fallait reconnaître qu'ils étaient tenaces. Et malins. Trop malins pour pour compromettre de quelques façons que se soit le traité de paix signé deux cents plus tôt. Celui-ci, et les accords commerciaux qui en avaient découlé avaient apporté la prospérité aux deux partis. Non, il n'y avait rien à craindre des royaumes du nord. Le souci venait plutôt des habitants de la région. Bien qu'ils se tiennent tranquilles la plupart du temps, il était de notoriété publique qu'il ne se considérait pas comme appartenant à l'Empire. Malgré les siècles écoulés, ils espéraient encore obtenir leur indépendance. Ils se croyaient à part, n'acceptaient pas le système des castes, considéraient Banu comme un simple dieu parmi les autres... Alors, l'Empire faisait régner la peur pour étouffer tout risque de révolte. Et c'était de cette tâche ingrate dont avait hérité le seigneur Afalku. Il était donc arrivé en terre Dongoun à la tête d'une petite armée de soldats indisciplinés à peine sorti du camp d’entraînement. La majeure partie de son travail s'étant révélé être d'éviter que ceux-ci se laisse emporter par leur fougue et provoque eux-mêmes la révolte qu'ils étaient censés empêcher.

Il avait rencontré le père d'Illi le lendemain de son installation dans la cité de Saha Nibà. L'homme s'était présenté de lui-même à la caserne pour rencontrer le jeune général. Le seigneur Aflaku s'était tout de suite bien entendu avec le vieux bâtisseur, un homme fier et sage, qui, loin de souhaiter une rupture avec l'Empire, voulait au contraire une meilleure place pour son peuple au sein de celui-ci. Rapidement, une amitié était née entre eux.

Ce fut en allant rendre visite à son ami dans sa villa à l'extérieur de la cité qu'il avait rencontré Illi. Celle-ci revenait du fleuve, un panier de linge propre sous le bras. En l'apercevant, elle lui avait souri. «  Vous devez être l'ami de Père, lui avait-elle dit. Venez, il vous attend à la maison ». Puis, sans lui laisser le temps de répondre, elle était repartie vers sa demeure d'un pas joyeux, sa longue robe blanche flottant au vent.

Cette vision d'Illi trottinant gaiement au milieu des oliviers lui arracha un soupir. « Jamais je n'aurais dû la ramener avec moi , songea-t-il, j'ai détruit cette fleur fragile en l'arrachant à la terre qui l'a vu grandir »

Chassant de son esprit cette triste constatation, il reporta son attention sur ses filles et son cœur se gonfla d'orgueil. Chacune à sa manière, elles le rendaient toute si fière.
La plus grande, Lehna... Sa belle et douce Lehna. Elle était presque devenue une femme maintenant. Il ne l'avait pas vu grandir. Bientôt, il serait temps de lui trouver un mari. Chanceux serait l'homme qui l'épouserait.

Awrigha, sa cadette, n'était pas aussi jolie que son aînée, mais quelle intelligence chez cette gamine. Un esprit aussi acéré que sa langue. Il ne pouvait s’empêchait de la comparer à sa propre mère. Elle ferait une excellente conseillère pour son époux, pour peu qu'il parvienne à en trouver un qui la supporterait. Et enfin, sa petite Ania, si vive, si spontanée. Sauf en sa présence. Il l'intimidait, il le savait. Cela avait été le cas pour chacune de ses filles, six en tout. Combien de fois ses épouses avaient-elles essayé, en vain, de lui mettre dans les bras un bambin terrorisé, hurlant à pleins poumons, ses petits pieds brassant l'air désespérément malgré les menaces ou les promesses de sa mère. C'était de sa faute. Il n'était pas assez présent. Un intrus dans leur univers fermé. Ils comprenaient ce qu'elles ressentaient. Lui aussi avait eu peur de son père à leur âge. D'ailleurs, il l'avait craint toute sa vie.


Il jeta un dernier coup d’œil à la petite fille qui se trémoussait comme un vers sous les mains de la pauvre Lehna qui essayait tant bien que mal d'attacher les dernières mèches de cheveux. Il sourit. Ania était différente. Il avait fait le bon choix. Rester maintenant à l'annoncer à sa mère. Comme tout guerrier Afani, il avait traversé son lot d'épreuves. Mais celle-là lui semblait la plus dure.  Il se détestait d'avance pour la tristesse qu'il allait faire apparaître dans les yeux d'Illi, pour le fardeau qu'il allait imposer à sa fille. S'il avait eu une autre solution, il l'aurait choisi, mais il n'y en avait aucune. Son honneur, celui de toute sa famille était en jeu. Et l'honneur passait avant l'amour, même celui viscéral qu'un père ressent pour son enfant.