Le pays des enfants parfaits, chapitre 6

gavrochenom


Samuel jeta un coup d'œil derrière son épaule. Pas qu'il est besoin de ça pour savoir que la fille le suivait toujours. Elle faisait tellement de bruit que tous les résidents, humain ou non, des souterrains devaient être au courant de sa présence. Comment cette gamine était-elle arrivée aussi loin sous la surface ? Encore un peu et elle serait sortis du territoire du général. Toby lui avait en quelque sorte rendu service en l'empêchant de continuer. Le garçon n'osait même pas imaginer sur qui elle aurait pu tomber. Les souterrains servaient de refuges à tous les exclus de la société, sans distinction, du SDF inoffensif aux trafiquants d'armes... Et certains seraient prêts à tuer pour préserver leur tranquillité.
Il se retourna brusquement. L'adolescente venait de trébucher sur un tuyau métallique. Il la rattrapa avant qu'elle ne tombe. Elle le remercia d'un sourire timide. Le garçon sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. Jamais il n'avait été aussi proche d'une fille. D'ailleurs de vraies filles, il n'en avait pas croisé beaucoup au court de sa jeune existence. Les rares femmes qui se terraient ici n'en étaient pas vraiment. Ou plutôt, n'en était plus. La dureté de la vie sous terre gommait en quelques semaines, voire quelques jours pour certaines, la moindre trace de féminités. Rien à voir avec sa belle inconnue. Il ne parvenait pas à détacher son regard d'elle, de ses longs cheveux roux en bataille, de ses pommettes constellées de taches de rousseur, de ses grands yeux verts un peu effrayés... Et son parfum ! Elle sentait tellement bon. Un mélange de vanille, de savon et d'air frais.

- Eh, tu peux me lâcher, maintenant, fit timidement la jeune fille, je vais bien.

Samuel retira aussitôt sa main de son bras, comme si elle l'avait brûlé. Il ne voulait pas qu'elle le prenne pour un fou. Mais comment était-il censé se comporter avec elle ? Il n'en avait aucune idée. Déjà que tout à l'heure, elle l'avait regardé comme s'il était un extraterrestre. C'était sa voix, il le savait. Cela faisait le même effet à tout le monde. Quand il le pouvait, il évitait de parler, mais là, il n'avait pas eu le choix. Pourquoi cela faisait-il toujours si mal ? Le général lui avait souvent expliqué que ce que les autres pensaient n'avait pas la moindre importance. Lui-même se le répétait en boucle, encore et encore, comme un mantra. La plupart du temps, cela fonctionnait. Il parvenait à le croire, jusqu'à ce qu'il lise de nouveau dans les yeux de quelqu'un à quel point celui-ci le trouver bizarre. Il ne voulait pas que cette fille le trouve étrange. Il voulait qu'elle l'apprécie. Pour quelle raison ? Il l'ignorait. Il ne la connaissait pas. Elle ne faisait pas partie de son monde. Et pourtant... Son opinion devenait tout d'un coup la chose la plus importante pour lui.

********

Ruby se demandait bien où cet étrange garçon l'emmenait. En lieu sûr, lui avait-il dit. Elle n'était pas certaine de pouvoir lui faire confiance. Il semblait si bizarre. Sa peau, aussi pâle que celle d'un vampire était couverte de poussière, tout comme ses vêtements. « Et absolument tout dans ces maudits souterrains » remarqua-t-elle. En tout cas, peu importait la destination, elle espérait que cela ne serait plus très long. La peur et la fatigue menaçaient à tout moment d'avoir raison d'elle. Elle ignorait sur quelles réserves elle tenait, mais celles-ci s'épuisaient dangereusement. Et le silence de son guide rendait la situation encore plus éprouvante. Si au moins, il avait daigné prononcer un mot. Mais non. Depuis leur rencontre où il s'était exprimé avec cette voix d'enfant, il n'avait plus ouvert la bouche. Peut-être avait-il peur qu'elle se moque de lui ? Il n'avait pourtant rien à craindre de ce côté là. Ruby, plus que quiconque, savait que ce n'était pas facile d'être différent. Elle n'avait jamais réussi à trouver sa place parmi les jeunes de son âge. Pour rien au monde, elle ne reproduirait ce qu'elle-même avait subi.

Après un temps qui lui sembla interminable, le garçon s'arrêta devant une vieille armoire métallique. Il la poussa, dévoilant un trou dans le mur, assez large pour laisser passer un homme adulte.

- C'est là, indiqua-t-il à Ruby avant de s'y engouffrer.

- Ah Sammy, te voilà enfin, fit une voix masculine de l'autre coté, tu as trouvé ce que je t'avais demandé ?

L'idée de rencontrer d'autres habitants du souterrain n'enchanta guère la jeune fille, mais un regard en arrière, vers les couloirs obscurs, la convainquit de se glisser à son tour dans l'ouverture. Finalement, elle allait peut-être revoir son discours sur l'obscurité rassurante. Les ombres qui peuplaient les sous-sols new-yorkais lui inspiraient maintenant de la crainte.

********

Elle cligna plusieurs fois des yeux pour s'habituer à la soudaine luminosité. Après des heures à cheminer dans le noir presque complet, la lumière forte lui brûlait la rétine.

- Qui c'est celle-là ? demanda quelqu'un à sa droite.

- Elle est avec moi, répondit le garçon.

Le contraste entre les deux voix était impressionnant. La première, profonde, presque rocailleuse comme si elle n'avait pas servi depuis longtemps, appartenait de toute évidence à un homme. L'autre, aiguë et fluette, semblait être celle d'un très jeune enfant, bien que, comme Ruby avait pu le constater, son propriétaire ait quitté l'enfance depuis plusieurs années déjà.

- Je vois bien qu'elle est avec toi Sammy. Ce que je veux savoir c'est, qui elle est et, surtout, ce qu'elle fait là.

« De toute évidence, je ne suis pas la bienvenue », se dit Ruby. Sa vue qui revenait à la normale lui permit de distinguer l'individu qui parlait. Cette fois, pas de surprise. Il s'agissait bien d'un homme. Il était grand, voire même très grand, musclé... Une vraie montagne humaine. Il portait des vêtements de style militaire qui accentuaient encore son aspect de brute mal dégrossi. Mais ce qui se remarquait le plus chez lui, c'était l'affreuse cicatrice qui barrait le côté gauche de son visage, le défigurant totalement.

- Et toi, tu as fini de me dévisager comme ça, lui lança l'homme d'un ton bourru.

Ruby détourna rapidement le regard. La dernière chose qu'elle voulait, c'était de mettre ce type en colère. Il lui foutait la chair de poule. Elle était prête à parier que c'était lui le fameux général que le toxico qui l'avait agressé craignait tellement. D'ailleurs, elle n'était pas loin de faire comme lui et de prendre ses deux jambes à son cou.

La jeune fille respira un grand coup pour forcer son rythme cardiaque à revenir à une vitesse raisonnable. Maintenant qu'elle était là, elle ne pouvait plus reculer. Si elle avait bien compris, ce type représentait l'autorité, ici, dans les souterrains. C'était encore avec lui qu'elle serait le plus en sécurité. Du moins, si elle arrivait à ne pas le mettre trop en colère, parce que pour l'instant, il ne semblait pas vraiment ravi de sa présence ici.

N'osant pas le regarder de peur de le froisser, Ruby reporta son attention sur les lieux qui l'entouraient. L'endroit, qui servait visiblement d'habitation aux deux hommes, n'était rien de plus qu'un autre tunnel, dont un éboulement de pierre avait bloqué un des côtés. Les meubles se réduisaient au strict minimum et témoignaient d'un sens certain de la débrouille : de vieux matelas, isolés du sol par des palettes en bois, des caissettes de supermarché empilé en guise d'armoire, une cantine militaire, servant à la fois de table et de coffre, une cuisinière et un mini frigo qui semblaient avoir connu des jours meilleurs, quelques vieux jouets d'enfants empilés dans un coin... Le tout éclairait à la lumière crue des néons. Car, aussi étrange que cela puisse paraître, ils avaient l'électricité.

La jeune fille fut interrompue dans son observation par l'homme à la cicatrice qui l'interpella de nouveau :

- Bon, puisque tu t'invites chez moi, puis-je au moins savoir comment tu t'appelles ?

- Ruby, répondit l'adolescente d'une petite voix, les yeux toujours baissés vers le sol.

-OK, Ruby. Je ne sais pas ce qu'une gamine comme toi fout dans les souterrains, mais puisque Sammy t'a ramené ici, je ne vais pas te mettre dehors. Je ne veux pas qu'on puisse dire que les gens d'en bas manquent d'hospitalité. Par contre, il va falloir que tu enlèves tes vêtements.

- Quoi ?! Mais ça ne va pas. Espèce de malade, ne put s'empêcher de s'exclamer Ruby.

Elle n'en avait plus rien à faire d'éviter de froisser la susceptibilité de son hôte. Ces deux-là ne valaient pas mieux que l'autre toxico. Il fallait qu'elle s'en aille d'ici coûte que coûte. Tant pis, elle se débrouillerait seule pour trouver la sortie. Et le prochain qui s'approchait d'elle, elle lui mettrait son poing dans la figure avant qu'il n'ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Mais alors qu'elle s'apprêtait à partir, l'homme éclata de rire.

- Je crois qu'on s'est mal compris, gamine. Il faut croire que j'ai perdu l'habitude de parler aux jeunes filles. Tes vêtements sont pleins de poussières. Tu vas en mettre partout. Enlève juste ta parka et ton pantalon. Sammy va te filer un de ses joggings. Je te prêterais bien un des miens, mais j'ai bien peur qu'il ne soit un peu grand pour toi.

La poussière ? C'est vrai que maintenant qu'elle y pensait, les lieux étaient plutôt propres comparés au reste des souterrains. Ruby se tourna vers le fameux Sammy. Focalisée comme elle l'avait été sur l'homme à la cicatrice, elle n'avait pas remarqué que l'adolescent avait déjà enlevé son jean et son sweat-shirt et se dirigea maintenant vers les cagettes qui contenaient ses fringues. Cela n'avait pas l'air de lui poser problèmes de se balader devant elle en caleçon. Déjà gênée par le malentendu, Ruby rougit jusqu'aux oreilles et détourna les yeux. Elle avait été élevée dans une famille très pudique où tout sujet relatif à la nudité était farouchement évité. Sarah se moquait souvent d'elle à ce sujet.
Heureusement, le garçon enfila vite un pantalon et elle put de nouveau lever les yeux du sol. Il sortit un vieux jogging gris du tas de fringues, et revint le donner à Ruby. La jeune fille regarda les deux hommes d'un air gêné, peu désireuse de se changer devant eux. Le plus âgé comprit immédiatement et se retourna, mais pour l'adolescent, la situation semblait être moins claire. Il restait là à la fixer bêtement. Il croyait vraiment qu'elle allait se déshabiller devant lui, se demanda Ruby.

- Sammy, tu te retournes ! Ordonna l'homme à la cicatrice.

Comment avait-il deviné, alors qu'il leur tournait le dos ? Peu importe. Au moins, le garçon se détourna à son tour. Ruby se changea le plus vite possible au cas où l'un d'eux déciderait de regarder. Elle ne leur faisait pas confiance.

- Voilà, les prévint-elle quand elle eut fini.

- Pose tes vêtements sales contre le mur et approche. Je ne vais pas te manger, tu sais.

Décidément, ce type passait son temps à donner des ordres. C'était le genre de personne que Ruby, allergique à toute forme d'autorité, détestait. Mais puisqu'elle était chez lui (et aussi un peu, il fallait l'avouer, parce qu'il lui foutait une trouille bleue), elle décida de passer outre et s'exécuta. Elle se sentit aussitôt extrêmement mal à l'aise, debout entre cet homme effrayant et ce garçon étrange qui n'arrêtait pas de la fixer comme s'il n'avait jamais vu une fille avant elle.

- Ne reste pas planté là, lui dit son hôte. Assis toi.

« Je veux bien, mais où ? Pensa-t-elle très fort. Il n'y a pas de chaises ». Elle finit par se faire une raison et s'assit à même le sol en béton juste à côté de la cantine en fer.

- Je peux te proposer à boire ou à manger ?

Ruby secoua la tête. À vrai dire, elle était tellement fatiguée qu'elle n'avait même plus la force d'avoir faim. Elle avait l'impression de ne pas avoir dormi depuis des jours. L'homme s'en rendit compte.

- Cela fait longtemps que tu traînes ici ? Tu as l'air exténué, demanda-t-il.

Puis, sans attendre la réponse à sa question, il enchaîna.

- Tu n'as qu'à prendre mon lit. C'est déjà presque le matin. On verra ce qu'on fera de toi, quand tu seras un peu reposé.

Ruby accepta avec gratitude. Toutes ses émotions l'avaient épuisé. Elle tenait à peine debout. Elle savait que ce n'était pas prudent de s'endormir au milieu d'inconnus, mais de toute manière, ce type était tellement costaud que s'il voulait lui faire du mal, même éveillée, elle serait bien incapable de l'en empêcher. Et elle n'avait aucune idée de quand elle aurait à nouveau l'occasion de dormir.

Elle se coucha tout habillée au-dessus des couvertures. À peine eut-elle fermé les yeux qu'elle sombra dans le sommeil.
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L'image n'a pas grand chose à voir avec ce passage, mais je l'ai tellement mignonne. Et puis, j'imagine bien Samuel enfant dans ce style.
Ah, j'allais oublier : image trouvée ici

Le pays des enfants parfaits, chapitre 5





Derrière la porte, les lieux étaient encore plus sombres. Sombre et incroyablement silencieux. Elle n'entendait plus que le bruit de son cœur qui battait beaucoup trop fort dans sa poitrine et celui de sa propre respiration. Aucune trace de l'homme qu'elle avait suivie.

Ruby n'avait jamais eu peur du noir. Elle trouvait exagérée la phobie qu'avaient la plupart des gens de l'obscurité. Les monstres ne se terraient pas dans les ténèbres. Ils sortaient à la lumière du jour, bien cachés sous un masque d'hypocrisie. Le noir, lui, était honnête. Il ne cherchait pas à cacher ce qu'il était. Dans la pénombre, on pouvait être sois même sans craindre le regard des autres. Les apparences ne comptaient plus. L'adolescente ne fut donc pas effrayée par les ténèbres qui régnaient en ce lieu. Au contraire, l'excitation le gagna devant ce nouveau terrain à découvrir. Elle s'était toujours sentie l'âme d'une aventurière. Combien de fois c'était-elle prise à rêver, un livre entre les mains, confortablement installée dans le vieux fauteuil de mamie rose, devenant, le temps de quelques pages, pirates, scientifiques, astronaute...Vivant des vies auxquelles une enfant des logements sociaux de Harlem n'aurait jamais accès. Mais rêver, comme dessiner, était une perte de temps d'après son père. Et le temps, c'était de l'argent. Plusieurs fois, il avait reproché à sa fille de ne pas avoir les pieds sur terre. De vouloir refaire le monde. Il se trompait. Ruby ne souhaitait pas changer le monde. Ah quoi bon ? Les autres elle s'en fichait. Non, elle voulait juste vivre...Ne pas finir à quarante ans comme ses parents, épuisés, démolis, écrasés par le poids des responsabilités. Et ce fut en pensant à eux qu'elle s'enfonça dans les ténèbres.

Son pied buta sur une canette. Elle sursauta et décida d'attendre que ses yeux se soient un peu habitués à l'obscurité avant de poursuivre. Au fur et à mesure que ses pupilles se dilataient pour pallier le manque de lumière, les lieux se dévoilèrent au regard de Ruby. En voyant les tas d'objets en tout genre qui jonchaient le sol, l'adolescente se dit qu'elle avait eu de la chance de ne pas se blesser. Elle sourit en songeant à la tête que ferait leur cher maire s'il apprenait ce qui se cachait sous sa ville adorée, lui qui chérissait l'ordre et la propreté. Il y avait de tout : des objets les plus ordinaires — paquets de chips, cadavres de bouteille et autres témoignages du passage de quelques squatteurs —, aux plus insolites — poussette cassée, morceau de poupée, appareils électriques éventrés... — Et même une selle de cheval.

Curieuse, Ruby continua sa route. Un gros tas de pierres empêchait la porte de s'ouvrir complètement, mais l'ouverture était suffisante pour que la frêle silhouette de l'adolescente puisse s'y glisser.

La pièce dans laquelle elle déboucha ressemblait beaucoup à celle qu'elle venait de quitter : encombrée, sale et obscure. Ce que Ruby supposa être un compteur d'électricité émettait, une faible lueur verte clignotante des plus lugubres. L'adolescente ne s'y attarda pas.

Elle vagabonda un moment dans les souterrains, enjambant les pierres et les déchets, allant jusqu'à escalader des piles d'objets pour passer d'une salle à l'autre. L'endroit était beaucoup plus vaste qu'elle ne l'avait imaginé, et il y faisait étrangement bon. Pour Ruby, il devint vite évident que des gens habitaient ici. À plusieurs reprises, elle crut même percevoir des ronflements qui s'échappaient de trous dans le mur ou de porte à demi ouverte. À chaque fois, elle changea rapidement de direction. Elle n'avait pas particulièrement envie de rencontrer les habitants des lieux.

Elle marcha pendant plus d'une heure avant de se rendre compte qu'elle n'avait plus aucune idée du chemin à suivre pour remonter à la surface. Dans cette semi-obscurité, tout se ressemblait. Il y avait bien d'étranges dessins sur les murs qui ressemblaient fort à des indications, mais elle n'avait aucune idée de ce qu'ils signifiaient. «  Quelle conne je suis » jura-t-elle à mi-voix.

Épuisée et inquiète, elle courut de salle en salle pour essayer de retrouver sa route. Elle allait bien finir par retrouver ce vieux frigo devant lequel elle était passée tout à l'heure. Ou alors cet amas de pierres avec une forme bizarre... Mais l'endroit était immense et il lui fallut bientôt se rendre à l'évidence : elle ne faisait que se perdre davantage.

Découragée, elle se laissa tomber par terre. Elle ne pouvait même pas appeler chez elle. À cette distance sous terre, le réseau ne passait pas. Elle se mit à pleurer silencieusement. Comment pouvait-on être aussi bête ? Ce n'était pourtant pas faute d'avoir entendu les gens répétaient qu'à force de jouer avec le diable, elle allait finir par s'attirer des ennuis.

Elle continuait à se maudire, oscillant entre colère et désespoir, quand elle entendit du bruit dans la salle d'à côté. Quelqu'un venait. Elle se releva d'un bond, faisant tomber au passage un tas de canettes vides. Le bruit métallique se répercuta dans la salle, prenant des proportions démesurées dans le silence ambiant.

Dans l'autre salle, l'homme, du moins Ruby supposa que c'était un homme, s'immobilisa. Pendant un instant, on n'entendit plus rien. L'adolescente retint sa respiration, ne sachant pas trop si elle devait signaler sa présence pour obtenir de l'aide ou au contraire se faire la plus discrète possible. Puis de la lumière apparut par la porte entrebâillée qui s'ouvrit à la volée. Aveuglé par cette soudaine luminosité, Ruby se cacha les yeux avec sa main. L'homme, car cette fois la jeune fille en était presque sûre, il s'agissait d'un homme, lui braquait maintenant la lumière en pleine figure.

- Qui êtes-vous ? demanda Ruby d'une voix beaucoup moins assurée qu'elle ne l'aurait voulu.

Pas de réponse.

- Est-ce que vous pourriez baisser un peu votre lampe, insista la jeune fille, je ne vois plus rien.

Toujours rien. Ruby n'entendait que sa respiration. Pour le coup, l'adolescente commença vraiment à paniquer.

- Qu'est-ce que vous voulez ? Laissez-moi tranquille ! s'écria-t-elle.

Mais ces paroles n'eurent pas l'effet escompté. Au lieu de s'en aller, l'homme s'approcha, la lumière toujours braquée sur elle. Ruby n'attendit pas qu'il arrive à sa hauteur. Elle se mit aussitôt à courir. L'individu se lança à sa poursuite, confirmant les craintes de la jeune fille. Elle accéléra. Jamais elle n'avait couru aussi vite. Mais l'individu était rapide et habitué à se déplacer dans ces tunnels encombrés. Il rattrapa sans mal la fugitive et la plaqua contre un mur. Ruby essaya de se débattre, griffant et frappant comme une furie. En vain. L'homme l'écrasait de tout son poids, l'empêchant totalement de bouger. L'odeur de sueur, de vomi et de pisse que dégageait son agresseur lui retourna l'estomac. Un couteau apparut dans la main du type et Ruby se figea :

- Ton argent ? Grogna-t-il.

- Dans ma poche, réussit à articuler la jeune fille, malgré l'angoisse qui lui serrait la gorge.

L'homme glissa la main dans la poche de son jean, récupérant son porte-monnaie. Sans lâcher son arme, il l'ouvrit pour en vérifier le contenu. Il s'empara du peu d'argent qu'il contenait et le jeta au loin.

- Laissez-moi partir maintenant, supplia l'adolescente, je vous ai donné tout ce que j'avais.

Mais l'homme ne semblait pas décidé à la lâcher. Il continuait à la fixer, les yeux injectaient de sang.

- Mais qu'est-ce que vous me voulez ? Sanglota la jeune fille.

Les larmes coulaient le long de ses joues sans qu'elle puisse les arrêter. Soudain, une cannette atterrit à quelques pas de là, les faisant sursauter tous les deux. L'homme tourna brusquement la tête à la recherche de celui qui venait de la lancer, mais le nouveau venu avait allumé sa propre lampe vers eux, les aveuglants.

- Dégage de là, cria l'agresseur de Ruby en direction du faisceau de lumière, et va t'occuper de tes affaires

- C'est plutôt toi qui vas dégager Toby, répondit une voix d'enfant.

« Un gosse » s'étonna Ruby. Son sauveur était un gamin ! Mais que faisait-il plusieurs mètres sous la surface ? Et comment connaissait-il le type qui venait de l'agresser ? Elle ne savait pas quoi en penser.

L'homme qui le retenait plaqué contre le mur, la lâcha et s'avança de quelques pas en direction de la lumière « Mon dieu, il va le tuer. Il faut que je fasse quelque chose » s'alarma la jeune fille. Elle avait beau être morte de peur, elle ne pouvait laisser ce monstre s'en prendre à un môme. Encore moins à un môme qui avait essayé de l'aider. Mais avant qu'elle n'ait eu le temps d'esquisser le moindre geste, l'homme lâcha son couteau.

- Samuel ? Je suis désolé. Je ne t'avais pas reconnu. Ne dis rien au général, je t'en prie. Je l'ai à peine touché cette fille. Et qu'est-ce qu'elle faisait là, d'ailleurs ? Ce n'est pas une des nôtres. Tu sais que je ne ferais jamais de mal à l'un des nôtres.

Ruby n'en revenait pas. La situation virait à l'absurde. Son agresseur semblait réellement terrifié. Mais qui était donc ce gosse ? Celui-ci baissa un peu sa lampe et Ruby pû distingué son visage. Et là, surprise. La voix n'appartenait pas à un enfant, mais à un jeune homme. Elle lui avait pourtant paru si aiguë, si fluette... Jamais elle n'aurait pensé que c'était celle d'un adulte.

Le jeune homme fit un geste de la main et l'individu qui s'en était pris à Ruby s'enfuit sans demander son reste. Le nouveau venu s'approcha ensuite de l'adolescente. Celle-ci hésita fortement à s'enfuir. Oui, mais pour aller où ? Ce mec semblait être un habitué des souterrains. Il la rattraperait aussi aisément que l'autre. Elle le dévisagea avec méfiance. Maintenant qu'il était plus près, elle lui donnait seize ou dix-sept ans. Comme elle. Il avait un visage plutôt doux, bien que très sale. Sans un mot, il sortit un mouchoir de sa poche et le lui tendit. Il ne semblait pas méchant.

- Merci, dit-elle en se saisissant du morceau de tissu.

Le garçon ne répondit rien. « Pas très causant les gens d'ici » pensa l'adolescente un peu rassurée par cet acte de gentillesse. Elle s'essuya les yeux, furieuse de constater que les seules larmes qu'elle ait versées depuis des années soient pour ce sale type. Elle fut surprise de voir les traces noires qu'elle enlever de ses joues. Elle devait être belle, tiens. Les yeux bouffis et le visage plein de poussière.

Le garçon s'éloigna de quelques mètres. Et, mais il comptait vraiment la laisser toute seule ici ? Elle n'était pas d'accord. L'autre connard pouvait revenir à tout moment. Elle allait se lancer à sa poursuite, quand il se baissa pour ramasser quelque chose. Son portefeuille. Il venait de ramasser son portefeuille. Il revint vers elle et le lui tendit, toujours aussi silencieux.

- Merci, fit-elle de nouveau.

Enfin, le garçon se décida à parler.

- Je m'appelle Samuel, se présenta-t-il. Je ne vous veux pas de mal. Je vais vous emmener dans un endroit sûr. Toby n'est pas le seul toxico qui traîne dans le coin.Vous ne pouvez pas rester ici?

Ce fut au tour de Ruby de jouer les muettes, prises un peu au dépourvu par ce drôle de discours, mais le garçon avait déjà fait demi-tour, sans attendre de voir si elle comptait le suivre ou non. Pourquoi l'aurait-il fait ? Bien sûr qu'elle allait le suivre. Elle avait beau le trouver étrange, se méfier de lui, il était hors de question qu'elle reste toute seule ici. Entre son étrange sauveur et le fou qui l'avait agressé, il n'y avait pas photo. Elle préférait faire confiance à celui qui l'avait aidé.  

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L'histoire en est encore à un stade où tout est encore modifiable, donc surtout, n'hésitez pas à me faire part de vos remarques, critiques, suggestion... Ou de tout ce qui vous passe par la tête. Même ( et même surtout) si quelque chose vous déplaît. Promis, je n'ai encore mordue personne.

Le pays des enfants parfaits, chapitre 4






Quelqu'un la secoua avec rudesse. Elle recula brusquement, se cognant la tête contre le mur en béton. Qu'est-ce qui se passait ? Où était-elle ? Elle n'avait pas le souvenir de s'être endormie...

- Doucement fillette. Je ne vais pas te manger.

Elle se ressaisit et fixa l'individu qui lui faisait face. Elle se recula encore un peu plus contre le mur. L'homme était sale et dégageait une horrible odeur, mélange d'alcool, de sueur et d'autres fumets tout aussi désagréables, qui lui donna la nausée. Heureusement, il s'éloignait déjà d'elle, lui permettant de respirer de nouveau. Ruby en fut soulagée. Un peu vexée aussi. Maintenant qu'elle était réveillée, l'homme semblait se désintéresser complètement d'elle, rassemblant tranquillement les sacs qu'il avait posés à terre pour la secouer. Des sacs qui avaient l'air de contenir toute une vie. L'adolescente le regarda faire bouche bé. Un SDF ! Ici ! A New York. Ce n'était pas quelque chose qu'on voyait souvent. La mairie s’était fait un devoir d'éradiquer la misère : des logements avaient été construits, les gens avaient été réinsérés. «  Visiblement pas tous »nota Ruby.

Alors qu'il s’apprêtait à sortir, l'individu se retourna vers Ruby.

- Dit donc, fillette, tu comptes rester planté là longtemps à me fixer comme une idiote

Ces paroles lui firent l'effet d'un électrochoc et elle eut soudain honte de son comportement. Cet homme avait dû la trouver affreusement malpolie.

- Heu... Non... Désolée. Je réfléchissais, bafouilla-t-elle gênée.

Le sans-abri lui sourit, dévoilant des dents horriblement jaunes. « Ne se brosse-t-il donc jamais les dents ? » ne put s’empêcher de penser l'adolescente bien malgré elle.

- OK petite. Mais à ta place, j'irai réfléchir ailleurs. Les hommes en blancs ne vont pas tarder à venir roder par ici. C'est interdit de rester sur les quais après le passage du dernier métro. Je ne sais pas trop pourquoi tu traînes dans cette station pourrie, au lieu d'être bien au chaud chez toi, mais mieux vaut qu'ils ne tombent pas sur toi.

L'adolescente frissonna. Les hommes en blanc, la police spéciale de monsieur GoodFellar. Ils chassaient les enfants des pelouses, verbalisaient les gros mots et les crottes de chien et faisaient la chasse aux prostituées. De vrais empêcheurs de tourner en rond. Si c'était eux qui la ramenaient chez elle, ses parents devraient payer une amende, et ils n'avaient pas besoin de ça en ce moment. Sans compter la honte. Dans son quartier, le plus petit événement prenait des proportions gigantesques. Il ne faudrait pas deux jours pour que tous ses voisins soient au courant. Déjà que la plupart d'entre eux ne l'aimaient pas plus que ça…

Elle remercia l'homme de son plus beau sourire, qui, à son avis, devait fortement ressembler à une grimace, mais bon, elle n'y pouvait rien si elle manquait d'habitude, et se leva. L'individu lui répondit d'un signe de tête, puis il sortit sans plus faire attention à elle.

Ruby jeta un coup d’œil à sa montre. Vingt heures trente. Le couvre-feu était dépassé depuis trente minutes. Elle était officiellement une hors la loi. En haut de l'écran, l’icône clignotait de nouveau avec insistance. Elle effaça l'historique sans même regarder. Sa décision était prise. Elle ne rentrerait pas. Dès le lendemain, elle trouverait un travail. Et quand elle aurait assez d'argent pour se payer un billet d'avion, elle quitterait la ville sans se retourner. Un peu impulsif ? Peut-être. Mais, elle était comme ça : impulsive, immature, irréfléchie… N'était-ce pas ce que tout le monde lui répétait à longueur de journée ?

Bon. Tout cela était bien beau, mais en attendant, il allait falloir qu'elle trouve un endroit où passait la nuit. Où allait-elle bien pouvoir aller à cette heure ? Pendant un court instant, l'image de son lit douillet se forma dans un coin de son cerveau. Elle serait tellement bien blottie au chaud sous sa couette. Non ! Pas question. Plus jamais elle ne remettrait les pieds chez elle. Au fond d'elle, elle savait que si elle rentrait, ne serait-ce pour une nuit, sa détermination pourrait très bien flancher. Qui a dit que la liberté était simple à obtenir ? La vie ne faisait pas de cadeaux, Ruby en savait quelque chose. Il allait devoir se battre, bosser dur, si elle voulait acquérir son indépendance.

N'ayant rien de mieux à faire, elle décida de suivre le sans-abri. S'il vivait réellement dans la rue, il devait bien connaître un coin tranquille où elle pourrait se poser en attendant que le jour se lève. N'empêche que cela lui semblait dingue. Comment faisait cet homme pour échapper aux patrouilles des hommes en blanc ? Et surtout, pourquoi avait-il choisi de vivre comme ça ? Pourquoi refuser de se réinsérer ? Est-ce que c'était ça la liberté ? Refuser de se plier aux règles de la société, tracer son propre chemin quel qu'en soit le prix. Pleine de curiosité, elle s'engagea à sa suite, prenant bien soin de ne pas se faire remarquer. L'homme ne lui avait pas paru dangereux, mais on ne sait jamais. Elle préférait qu'il ignore sa présence aussi longtemps que possible. Mais toutes ses précautions étaient inutiles. Le SDF semblait se foutre totalement d'être suivi ou pas. Il marchait d'un pas traînant, s'arrêtant de temps en temps pour boire un coup d'on ne sait trop quoi. La bouteille était cachée dans un sac en carton. Cela valait sans doute mieux. Il était strictement interdit de boire de l'alcool sur la voie publique. Les autorités ne plaisantaient pas avec ça.
L'homme suivit Riverside jusqu'à Penstation. «  tout ça pour ça » songea Ruby. Quitter une station de métro pour aller dans une autre. Mais elle s'y engouffra tout de même. Après tout, le sans-abri devait avoir ses raisons. Il s'y connaissait mieux qu'elle.

Elle faillit se faire griller quand l'homme jeta un regard derrière lui. Elle se plaqua contre le mur. Le comportement nonchalant du SDF lui avait fait baisser sa garde. Bien que la situation ne représente pas un réel danger, son rythme cardiaque s’accéléra. Elle sourit face à cette montée d’adrénaline. Cette sensation, elle ne l'avait plus ressenti depuis le départ de Sarah. Il fallait dire que cette dernière n'avait pas son pareil pour l'entraîner dans des situations craignos. Rien de tel qu'un peu d'action pour se sentir vivant.

Elle finit par se décoller du mur, mais, surprise, l'homme avait disparu. Où avait-il bien pû aller ? Il n'y avait aucune issue. Ruby scruta les alentours à la recherche d'un indice. Rien. Juste le quai. Et les rails. Non ? Il n'était tout de même pas passé par là. En même temps, il n'y avait pas trente-six solutions. Il ne s’était tout de même pas volatilisé.

Ruby s'avança jusqu'au bout du quai, essayant de percer la noirceur qui régnait dans les tunnels. Elle allait renoncer, quand elle aperçut une porte, à moitié dissimulée par l'obscurité. «  Tout s'explique » murmura-t-elle pour elle-même. Le son de sa propre voix brisant le silence ambiant la fit sursauter.


Elle resta un moment à fixer le passage. Bien qu'aucun train ne circule à cette heure, elle hésitait à s'engager sur les rails. Dieu seul savait quels dangers pouvaient se cacher là-bas. « Là, ça va trop loin. Je suis complètement folle » se rabroua-t-elle. Toute la partie rationnelle de sa personne la poussait à faire demi-tour et à rentrer tout droit chez elle sans se retourner. Mais Ruby n'était pas quelqu'un de rationnel. L'adrénaline qui coulait dans ses veines lui donnait l'impression d'être invincible. Une sensation grisante à laquelle elle ne pouvait résister. «  Oh, et puis merde » jura-t-elle. Et elle s'engouffra dans le tunnel.  

Les animaux et l'écriture


C'est ma feuille.


Ecrire est un travail solitaire, du moins la plupart du temps. Personnellement, quand j'écris, je suis souvent très bien entouré. Quoi de mieux que de faire une petite sieste à coté de quelqu'un qui travaille, quoi de plus confortable que les feuilles sur lesquelles sa maîtresse est justement en train d'écrire, quoi de plus rigolo qu'attraper le stylo ou taper sur les touches de l'ordinateur... 


Chat ou chien, lequel est le meilleur ami de l'écrivain.

Je ne suis pas la seule qui aimerais pouvoir vivre de l'écriture. Mes animaux adoreraient aussi et m'aide à leur manière ( pas toujours celle que j'aimerais).

Ca fait quoi si j'appuie là ?

Rem : vous constaterez sur ces photos mon grand sens de l'organisation. Non, Non, mon bureau, n'est pas du tout en désordre. 




Le pays des enfants parfaits, chapitre 3





La musique à fond dans les oreilles, Rubis se sentait bien. Elle avait l'impression étrange de fusionner avec le monde. D'être à là, sans l'être tout à fait. A la fois si présente et si détachée. Un fantôme, invisible aux yeux des gens, saisissant des fragments de leur vie sans que ceux-ci s'en aperçoivent. Son crayon glissait sur le papier, immortalisant ses instants de bonheur éphémères, comme si elle voulait se les approprier.
Elle commença par représenter la bande d'ado qui s'amusaient sur leur planche magnétique quelques mètres plus loin. Ils volaient joyeusement, zigzaguant entre les arbres et les passants sous les exclamations indignées des personnes âgées. Parfois l'un d'eux tombait et sa combinaison se gonflait, le faisant ressembler à un monsieur bibindom.
Puis les jeunes rentrèrent chez eux, laissant la place à des chiens promenant leur maître et à des couples d'amoureux. Ruby continua de dessiner, les joues rougies par le froid. Elle resta là un long moment, totalement hermétique au temps qui passait. Dans le ciel, le soleil disparut lentement, emportant avec lui les derniers degrés au-dessus de zéro. Le froid glacial ramena la jeune fille à la réalité. Elle serra sa vieille parka kaki contre elle. Quelle heure était-il ? Il faisait déjà presque nuit. Elle regarda sa montre. 19 heures. Merde!

En haut de l'écran, un petit symbole clignotait, signe qu'on avait essayé de l’appeler. Elle appuya sur l’icône et l'heure laissa place à son journal d'appel.

Appel manqué, maman 17H30
Appel manqué, maman, 18H
Appel manqué, maman 18h20
appel manqué, maman 18h30
Appel manqué, maman, 18h35
Appel manqué, maman 18h40
Appel manqué, papa 18h42
….

Re-merde ! Là, c'était sûr. Elle allait le sentir passer. Cette fois-ci, ils allaient l'enfermer à double tour dans sa chambre et jeter la clé pour toujours. Il fallait qu'elle rentre en vitesse. Elle jeta en vitesse son carnet et ses crayons dans son sac et se leva.
Mais, alors qu'elle allait partit, la jeune fille hésita. Quitte à se faire punir, autant rester encore un peu dehors. Pour le coup, elle n'était pas, mais vraiment pas pressée de rentrer à l'appartement. Et puis, cela leur ferait un peu les pieds à ses parents. Par contre, il commençait réellement à cailler. Il fallait qu'elle bouge si elle ne voulait pas finir congelée.

********

La nuit tomba pour de bon. Dans la rue, les derniers passants se dépêchaient de regagner la douce chaleur de leur foyer. Ruby frotta ses mains gelées. Ses doigts étaient complètement engourdis. Elle allait bientôt être obligée de rentrer, mais la promesse d'une engueulade la poussait à tenir encore un peu. Après tout, peut-être que si elle attendait suffisamment longtemps, ses parents iraient se coucher. Ils étaient tout le temps tellement fatigués. Et puis, ce n'était pas comme s'ils s'inquiétaient pour elle. Tout ce qu'ils voulaient, c'était la contrôler. Jamais ils ne l'avoueraient, mais elle savait que ce serait un soulagement pour eux si elle disparaissait. Ils pourraient enfin vivre tranquillement leur nouvelle vie avec Lily, débarrassée du souci qu'elle représentait, elle et conneries incessantes. Lentement, cette idée commença à se frayer un chemin dans son esprit. Et si elle ne rentrait pas, si elle faisait comme Sarah, qu'elle s'enfuyait loin, très loin. Pourquoi pas, même, rejoindre son amie à Vegas. Rien ne la retenait ici. Elle ne manquerait à personne. Il fallait qu'elle y réfléchisse. Mais en attendant, elle devait absolument trouver un moyen de se réchauffer avant de mourir d'hypothermie. Elle aperçut une bouche de métro. Mais oui, c'était ça la solution. Les stations de métro étaient chauffées. Enfin, au moins un peu.


Complètement frigorifiée, elle s'y engouffra à la recherche de températures plus clémentes. Il n'y avait pas un chat. Voilà quelque chose de plutôt rare à New York, mais elle n'allait pas s'en plaindre. Elle s'assit à même le quai. Même ici sous terre, tout était propre, aseptisée. La ville parfaite si on aimait tout ce qui est morne et insipide.


La musique toujours lancée à fond dans ses oreilles, Ruby se plongea de nouveau dans son univers à elle, se déconnectant une fois de plus de ce qui l'entourait.


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Photo trouvée ici

Jeu de pouvoir ( anciennement le jeu du pouvoir) - chapitre 2

La bibliothèque de l'abbaye territoriale d'Einsiedeln


Le son de la cloche appelant les moines à la prière tira Ian de sa lecture. Il releva la tête et contempla les lieux autour de lui, comme pour se rappeler où il était. Son regard se posa avec tendresse sur les livres qui l'entourait. Loin des préoccupations des enfants de son âge, c'était ici, dans ce temple du savoir et de la connaissance qu'il se sentait bien. Il aimait respirer l'odeur du cuir, de l'encre et des vieux parchemins. Il appréciait également le silence religieux qui régnait dans la bibliothèque.
Délaissant quelques instants l'ouvrage qu'il était en train de lire, un vieux traité d'histoire aux pages jaunis, le garçon s'étira, faisant craquer sa nuque ankylosée. Combien d'heures c'était écoulé depuis qu'il s'était assis à cette table ? Un certain nombre, visiblement. Il referma à regret le livre, non sans avoir pris bien soin de noter dans un coin de sa mémoire l'endroit où il en était, et se leva. En tant que novice, il n'était pas tenu d'assister à toutes les prières qui rythmaient la vie du monastère, mais s'il en croyait son estomac, ce serait bientôt l'heure de déjeuner. Et son estomac se trompait rarement.
Ian traversa les couloirs silencieux jusqu'au réfectoire. Le trajet ne lui prit que quelques minutes. Situé dans une région reculée du royaume d'Agarrain, l'abbaye de Jelos était plutôt petite et ne comptait qu'une quinzaine de membres. Il y était le seul novice. Le seul enfant aussi.
Une fois arrivé, Ian commença à aligner les écuelles et les cuillères sur la longue table en bois qui occupait le centre de la salle. Ca non plus, il n'était pas obligé de le faire, mais il savait que frère Cam, le cuisinier, lui en serait reconnaissant. Et Ian appréciait beaucoup frère Cam. Les autres moines ne faisaient pas vraiment attention au jeune novice. Il était dans leur monde, un monde de recueillement et de prière. Et le garçon était d'une telle discrétion. Tout petit déjà, il avait à cœur de ne pas déranger les gens qui l'entouraient. Il avait hérité ce trait de caractère de sa mère, si douce, si effacée, mais tellement attentionnée. Il était bien le seul. Ses frères, eux, étaient les portraits crachés de leur père : plein de fougue et d'assurance. Bien qu'ils se soient toujours montrés gentils avec lui, Ian ne s'était jamais senti à sa place au milieu des siens. Mais tout cela n'avait plus d'importance, c'était les frères, sa famille maintenant.
Quand il entra dans la pièce, Frère Cam sourit à Ian, dévoilant ses dents jaunies. Le cuisinier du monastère n'était pas vraiment ce qu'on pouvait appeler un canon de beauté. Il était même plutôt moche même, avec sa silhouette bedonnante et son crâne dégarni, mais il se dégageait de lui une bonne humeur communicative qui le rendait immédiatement sympathique. Il avait coutume de dire qu'il était devenu moine parce que la déesse était la seule femme qui avait bien voulu de lui. Ses paroles, un brin blasphématoire faisait froncer les sourcils de quelques-uns, en particulier les nouveaux venus. Les autres, ceux qui le connaissaient bien, savaient qu'il avait voué sa vie à la déesse et au dieu et qu'il s'agissait là d'un simple trait d'humour.
- Alors Ian, enfin sortis de tes bouquins, le charria le vieux moine, l'appel du ventre je présume.
Le jeune garçon lui sourit, sans répondre. Son ami savait bien qu'il n'y avait que la faim pour le faire sortir de la bibliothèque. Les premiers temps, lui et d'autres frères avaient bien tenté de lui faire essayer de nouvelles activités. Mais rien ne l'intéressait, ni le jardin, ni la cuisine... même les gosses du village voisin n'avaient pas réussi à gagner son intérêt. Qu'importe l'activité, le jeune novice finissait toujours par s'éclipser discrètement et on le retrouvait, à sa place habituelle, le dos courbé au-dessus d'un imposant ouvrage qui rebuterait plus d'un moine. Frère Cam s'en était fait une raison. Ian était un solitaire, c'était sa nature. Si telle était la volonté de la déesse, qui était-il pour vouloir le changer ? Et puis, le petit était encore jeune. Un jour, une jolie villageoise lui taperait dans l'œil. On verrait bien alors si les livres l'intéresseraient toujours autant.

Le pays des enfants parfaits, chapitre 2




Ruby et sa famille vivaient dans un modeste appartement au troisième étage, en plein Harlem. Leur logement était en tout point identique à celui du voisin, ainsi qu'à ceux de tous les habitants du quartier. Un salon, deux petites chambres, une salle de bain, une minuscule cuisine, le tout formant un carré de sept mètres de côté. Le rêve américain made in GoodFellar. Maire de New York depuis bientôt trente ans, il avait fait rénover entièrement le quartier de Harlem deux ans avant la naissance de Ruby. Un vaste chantier destinait à améliorer la qualité de vie des plus pauvres. Jamais un politique n'avait autant fait pour la classe laborieuse, ne cessait de répéter son père. Un grand homme que ce monsieur GoodFellar. «  Mais à quel prix ? » ne pouvait s’empêcher de penser l'adolescente. Jamais les citoyens de New York n'avaient eu si peu de droits. Un jour, on leur interdirait de voter et tous ses braves gens n'y trouveraient rien à redire. À quoi bon, puisque monsieur GoodFellar et son conseil municipal savaient bien mieux qu'eux ce qui était bon pour eux. « Bande d'assistés ». Mais après tout, elle s'en fichait. Lui ou un autre, ce n'était pas ça qui rendrait sa vie moins pourrie.

De la musique à fond dans les oreilles, la jeune fille remonta la 145éme avenue jusque Riverside Drive. Elle aimait flâner le long de l'Hudson. L'eau, parfois si tranquille, parfois si tumultueuses, l'avait toujours fascinée. Elle pouvait passer des heures à regarder le fleuve, écoutant le clapotis des vagues sur les dalles en pierre des quais. Cela l'apaisait, exorcisait toute la colère qu'elle avait en elle.

Arrivée à Riverside Park, elle s'assit sur un banc. Le soleil brillait. Malgré les températures hivernales, c'était une magnifique journée. De nombreuses familles se promenaient dans le parc, profitant du beau temps pour faire prendre l'air à leurs bouts de chou, soigneusement emmitouflés dans de gros manteaux. Il ne fallait surtout pas qu'ils attrapent froid les pauvres petits. Une maman s'arrêta près de Ruby pour remettre le bonnet de son garçon qui avait glissé. Elle l'embrassa sur le front, puis reprit sa route sans faire attention à l'adolescente. Celle-ci soupira. Elle n'avait aucun souvenir de la sorte avec ses parents. L'avaient-ils seulement déjà emmenée au parc ? Peu probable. Ils avaient trop de travail. Dans les jeunes années de Ruby, ils cumulaient chacun deux boulots. Quand ils rentraient, épuisés, leur fille était déjà couchée depuis longtemps. L'adolescente avait passé la majeure partie de son enfance chez la vieille voisine du cinquième. Mamie Rose comme elle aimait qu'on l'appelle, recueillait tout ce qui passait, chat, chien, hamster...Il n'en avait pas été autrement avec cette petite fille en mal d'affection que sa mère avait déposée chez elle un matin, en panique à cause de la baby-sitter qui leur avait fait faux bond. Ruby n'en voulait pas à ses parents. Pas pour ça, du moins. Elle savait qu'ils n'avaient pas eu le choix. La longue agonie de Polly les avait complètement ruinés. Elle se souvenait des factures qui s'entassaient sur le petit buffet du salon, de la mine sombre de ses parents quand arrivait la date fatidique où ils ne pouvaient faire autrement que payer... Mieux valait se faire discrète dans ces moments-là. L'adolescente avait été tellement soulagée qu'en la situation csétait arrangé, mais voilà que tout recommençait. À nouveau sa famille croulait sous les dettes. Et avec sa mère qui avait arrêté de travailler pour s'occuper du bébé, les choses ne risquaient pas de s'améliorer de sitôt.

Assise sur son banc, Rubis regardait les gens qui passaient. En temps normal, par une aussi belle journée, elle aurait appelé Sarah pour que celle-ci la rejoigne. Ensemble, elles se seraient moquées des passants. Mais Sarah était partie tenter sa chance à Vegas, il y a deux mois. Elle voulait devenir Barman, mais plus encore, elle souhaitait échapper à son père qui la battait. En pensant à elle, Ruby se dit que finalement, elle n'était pas si malchanceuse. Ses parents étaient des cons. Cela ne la gênait pas de le dire, mais jamais ils n'auraient osé lever la main sur elle.

Elle comprenait les raisons du départ de Sarah, mais son amie lui manquait tellement. Elles ne se connaissaient pourtant que depuis un an. Jamais elle n'oublierait le jour de leur rencontre. Pourtant, celle-ci n'avait rien d'extraordinaire. Tout avait commencé par une simple discussion un midi à la cantine du lycée.

Ruby était assise seule à une table comme à son habitude, son sandwich au beurre de cacahuètes dans une main, son crayon dans l'autre, quand elle sentit une main se poser sur son épaule. Elle faillit faire un bond de trois mètres en arrière. Avec son casque sur les oreilles, elle n'avait pas vu arriver la fille qui se tenait maintenant derrière elle. Ruby reconnut tout de suite la nouvelle. Par contre, impossible pour elle de se souvenir de son nom. C'était le genre de détails auquel elle ne prêtait pas attention.

Grande, plutôt jolie, pleine de confiance en elle, la nouvelle était plutôt le type de fille qui, d'habitude, ignorait Ruby. Se demandant bien ce que celle-ci lui voulait, Ruby retira le casque qu'elle portait en permanence sur les oreilles.

- Je peux m’asseoir ici ? demanda l'inconnue avec un grand sourire.

Ruby se contenta de hausser les épaules. Le réfectoire appartenait à tout le monde. Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire que cette fille s'assoit là ou ailleurs ? Elle s’apprêtait à remettre son casque, quand la nouvelle lui adressa de nouveau la parole.

- Très joli dessin. En fait, je m'appelle Sarah. Je viens d'arriver dans ce bahut. Et toi, comment tu t'appelles ?

Ce fut sur ces simples mots qu'avait commencé leur amitié. Sarah était une fille étonnante. Le lycée, très peu pour elle, elle passait son temps à traîner avec des garçons plus âgés, séchant les cours à la moindre occasion. Ce qui lui avait valût de se faire renvoyer d'un nombre assez hallucinant d'établissements avant d'atterrir au lycée d'Harlem.

Elle et Rubis s'était tout de suite très bien entendues. Malgré son assurance de façade, Sarah cachait des faiblesses que seul quelqu'un ayant souffert lui-même, était en mesure de comprendre. Une complicité était née entre les deux filles. Sarah lui avait également présenté sa bande de potes, et pour la première fois de sa vie, Rubis s’était sentie accepter dans un groupe. Le départ de son amie avait été un gros choc. Elle continuait de traîner de temps en temps avec les garçons, mais sans Sarah, ce n'était plus pareil.



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Peinture trouvée sur le site d'Ella yang : https://ellayang.wordpress.com/
J'ai découvert cette artiste en cherchant une image pour illustrer cette article. Ce qu'elle fait est vraiment jolie, donc si vous aimez l'art, n’hésitez pas à faire un tour sur son blog. 

Le pays des enfants parfait, chapitre 1 (suite)

images, fonds d’écran de l’enfant de fille, vecteur rousse, milieux à poil long


Dans la pièce d’à côté, le bébé hurlait toujours, rongeant inexorablement sa patience. Non content de lui voler sa seule chance de recevoir un jour un peu d'amour de ses parents, ce démon en couche-culotte venait également lui pourrir l'existence. Même dans sa chambre, son sanctuaire, il n'y avait plus moyen d'être tranquille. Les cris de Lily transperçaient les murs comme s'ils étaient faits de carton. Ce qui était d'ailleurs sans doute le cas, ne put s’empêcher de remarquer l'adolescente.

Sa chambre, c'était son repère, même ses parents n'y pénétraient que rarement. Des posters de ses groupes préférés fleurissaient un peu partout. Un symbole anarchiste géant, peint en rouge, occupait tout un mur. Elle sourit en se remémorant la réaction de sa mère, quand elle l'avait découvert un matin en venant déposer son linge. Elle avait failli faire une attaque. Cela tombait bien, c'était un peu le but recherché.

Le volume monta encore d'un cran. Difficile de croire qu'un si petit être puisse faire autant de bruit. Ruby hésita à mettre un peu de hard rock pour couvrir les cris de sa sœur, mais elle renonça. Elle avait déjà suffisamment d'ennuis comme ça.

N'y tenant plus, elle se leva et attrapa son sac à dos. Elle déversa son contenu sur le lit. Délaissant les livres et les cahiers, elle récupéra son carnet à croquis et ses crayons et les remis à l’intérieur. Elle sortit ensuite de la pièce, en veillant cette fois-ci à ce que la porte ne fasse pas le moindre bruit. Techniquement, elle était privée de sortie pour une période indéterminée, mais son père était au travail et il faudrait des lustres à sa mère pour se rendre compte de sa disparition. Si elle s'en rendait compte. En général, après une dispute, elle évitait de se confronter à sa fille. Ruby disposait donc de plusieurs heures de liberté devant elle, et, dans l'état d'énervement où elle se trouvait, elle en avait bien besoin.

Sur le pas de la porte, elle s'arrêta quelques instants et tendit l'oreille pour s'assurer qu'elle n'avait pas été repérée. Une berceuse s'échappait de la chambre parentale, presque couverte par les pleurs de Lily. En entendant la voix douce de sa mère, le cœur de Ruby se serra. On était si loin du ton sec et chargé de reproche qu'elle utilisait pour s'adresser à elle. Réprimant le début de tristesse qui menaçait de l'envahir, elle se faufila jusque dans l'entrée.

Avant de quitter l'appartement, elle marqua une courte pause devant la photo d'une petite fille qui lui ressemblait beaucoup avec ses jolies boucles rousses. Celle-ci adressait au photographe un sourire rayonnant, plein d'insouciance et de joie de vivre. Mais malgré la ressemblance flagrante, ce n'était pas Ruby sur ce cliché. L'adolescente n'avait pas le souvenir d'avoir été un jour aussi joyeuse. Elle avait toujours été une enfant maussade et introvertie. D'ailleurs, ses parents s’étaient très peu donné la peine de la prendre en photo. À quoi bon alors qu'elle faisait toujours la gueule ? Non, ce n'était pas Rubis, mais Polly qui souriait à sa cadette dans le cadre doré. La jeune fille la salua tristement. Si elle avait été là, les choses auraient été bien différentes. Elle n'aurait pas été seule toutes ses années. Mais Ruby était née deux mois trop tard. Deux tout petits mois qui avaient gâché toutes les chances de survie de sa sœur et ruiné du même coup la vie de ses parents et la sienne.  

Le jeu du pouvoir, chapitre 1, partie 4




Le seigneur Afalku soupira en voyant arriver les habitantes de l'appartement des femmes au grand complet. Pas une ne manquait à l'appel. Secrètement, il avait espéré que la gamine parviendrait à ne lui ramener qu'Illi, bien qu'au fond de lui, il sache pertinemment que c'était beaucoup demander, même pour une enfant aussi débrouillarde que la petite Ania. Il soupira. Encore une fois. Décidément, les hommes du nord qui leur enviaient le droit de prendre plusieurs épouses n'avaient jamais dû rencontrer de femmes Afani. Fier, exigeante, jalouse. Il préférait cent fois affronter une armée en surnombre que ses propres femmes. En encore, ce n'était rien comparée à sa propre mère. Celle-ci s'avançait vers lui encore majestueuse malgré son âge avancé. Elle avait toujours eu un fort caractère. Il ne gardait que peu de souvenirs de sa tendre enfance, mais il se rappelait avoir  reçu une éducation sévère. Il fallait qu'il survive à l’entraînement, il fallait qu'il devienne un héritier des Afalku. Il en allait de son statut à elle. Il ne lui en voulait pas. Elle avait fait de lui un battant. C'était un peu grâce à elle qu'il était parvenu à l'âge adulte. Le camp de Nirbä ne pardonnait pas aux enfants trop fragiles. Il était devenu un homme, un guerrier, un véritable Afani. Il était fier de son parcours. Malgré cela, il baissait encore les yeux comme un enfant quand elle fronçait les sourcils. Une seule fois, il avait osé lui tenir tête. Il avait épousé Illi. Elle ne le lui avait toujours pas pardonné. Des années plus tard, il lisait encore de la désapprobation dans son regard. Et cela ne risquait pas de s'arranger. Pour la deuxième depuis qu'il était devenu le seigneur de ses terres, il avait pris une décision sans la consulter. Il allait devoir lui annoncer la nouvelle, mais il voulait d'abord en parler avec Illi. Il lui devait bien ça.

-Ma très chère mère, mes épouses adorées, quel plaisir de vous voir, mentit-il en se maudissant lui-même pour sa lâcheté.

Qu'est-ce qui lui prenait ? Voilà qu'il se mettait à parler comme ces politiciens mielleux qui pullulaient à la cour, lui, un guerrier. Quelle honte !

- Le plaisir est pour nous mon fils bien que vous nous preniez un peu de court en venant nous rendre visite à une heure aussi inhabituelle.

Le guerrier embrassa sa mère sur le front, comme il l'avait fait avec ses filles. La vieille dame le dévisagea, lui posant du regard les questions que la bienséance ne lui permettait pas de formuler. Le seigneur des lieux fit semblant de ne rien avoir remarqué.

- Veuillez m'excuser de vous avoir dérangé Mère, mais vous n'étiez pas obligés de vous déplacer. C'est à Illi que je voulais parler. Je l'avais pourtant bien précisé à Ania.
La bouche de la vieille dame se tordit en une drôle de grimace qui ne présageait rien de bon. « Pourvu qu'elle ne se venge pas sur Illi ou sur la pauvre petite Ania » songea le guerrier. Tout seigneur qu'il était, les appartements des femmes était le domaine de sa mère. Son pouvoir à lui y était très limité. Il ne pouvait rien faire pour les protéger de la mauvaise humeur de la matriarche.

- La petite nous l'a dit, finit par répondre la grande-mère, les lèvres pincées, mais j'ai pensé que vous seriez heureux que nous venions vous accueillir.

- Je le suis Mère. Puis-je m'entretenir avec mon épouse maintenant ?

La vieille dame hocha la tête et s'éloigna de quelques mètres, aussitôt suivis des deux autres femmes. Le seigneur Afalku soupira. C'est toute l'intimité qu'il pouvait espérer. À moins d'ordonner expressément à sa mère de sortir, il n'aurait pas plus. Il se rapprocha d'Illi. Malgré le sourire qu'elle arborait, celle-ci semblait anxieuse. Elle s'inquiétait sans aucun doute de la raison de cette étrange visite. Malheureusement, la nouvelle qu'il avait à lui annoncer serait probablement bien pire que ce qu'elle pouvait imaginer.


********
- De quoi voulez-vous me parler, très cher ? demanda la jeune femme.

Le visage froid de son époux l'angoissait. Cela faisait bien longtemps qu'elle ne reconnaissait plus l'homme qu'elle avait épousé, celui qui la faisait rire le soir, assis sur le perron de la villa de son père.

- Et bien, vous n'êtes pas sans savoir ma bonne amie que, malgré mes prières répétées au grand Banu, je demeure toujours sans fils.

Illi frissonna. Cette entrée en matière lui laissait envisager le pire. Elle savait qu'en tant que plus jeune épouse du seigneur, on attendait d'elle qu'elle lui donne l'héritier tant attendu. Malheureusement, leur mariage, il y a six ans, n'avait produit qu'une fille, la plus mignonne et la plus adorable qui soit, mais à qui il manquait les attributs nécessaires pour contenter son mari. Elle se souvenait de l'euphorie quand elle était tombée enceinte, quelques mois seulement après son union avec le maître des lieux, puis la déception à la naissance quand l'héritier que tout le monde attendait s’était révélé être une fille. Encore une. Les regards méprisants, presque victorieux des autres femmes qui ne voulaient pas voir attribuer à la nouvelle les privilèges qu'elles n'avaient pas eut resteraient à jamais graver dans sa mémoire. Et depuis plus rien. Son ventre restait aussi sec que le désert qui les entourait. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé. Elle avait tout tenté, des prières aux dieux, jusqu'aux remèdes des ancêtres. Rien n'avait marché. Et plus le temps passait, plus son époux, si attentionné et amoureux au début, se montrait distant, comme si la malédiction que les divinités semblaient faire peser sur lui, le détruisait un peu plus chaque jour, l'éloignant d'elle. Et dans les recoins sombres, on murmurait que tout était sa faute. Qu'avait espéré le seigneur Afalku en épousant une simple bâtisseuse ? Comment avait-il pu croire un seul instant que le sanglant la jugerait digne de porter l'héritier d'un Afani ? Voilà ce que tout le monde pensait. Et, à voir la mine sombre qu'afficher son mari, il y avait fort à parier qu'il en était arrivé aux mêmes conclusions. Il allait la répudier, la renvoyer chez elle, là où était sa place. Qu'allait-elle devenir ? Et Ania. Le seigneur renierait-il sa propre fille, ou la garderait-il auprès de lui, la séparant d'elle à jamais ?

Illi respira un grand coup et la solide éducation que lui avait prodiguée son père dans l'espoir de la voir gravir les échelons reprit le dessus.

-Je pris tous les jours Banu, dieu parmi les dieux, et Ekàn protectrice du foyer de vous accorder un fils, déclara-t-elle d'une voix douce où ne transparaissait nullement l'angoisse qui lui serrait le cœur.

- Pourvu qu'ils entendent vos prières, soupira son époux, mais ce n'est pas ce qui m’amène ici. À vrai dire, je doute fortement que les dieux me donnent un jour un fils.

Pendant un bref instant, le masque du guerrier se fissura, laissant apparaître toute la tristesse et la résignation qui l'habitait. Ne pas avoir de descendant mâle était la pire humiliation que pouvait subir un afani. Mais au-delà de ça, c'était d'être privé de la relation particulière qui unissait un seigneur et son héritier, de la chance de transmettre la force, la connaissance et la richesse que lui avaient léguée ces ancêtres qui attristait tant son mari. En voyant toute cette peine dans les yeux de l'homme qu'elle aimait, Illi fut prise d'une folle envie de se blottir contre lui.

- Il ne faut pas dire ça, mon bien-aimé, murmura-t-elle en refrénant avec difficulté son désir de le toucher, il vous reste de nombreuses années pour engendrer un fils.

- Peut-être, mais je ne peux pas prendre le risque de mourir sans héritier.

Son visage était redevenu dur, déterminé.

- Je ne peux pas supporter l'idée qu'aucun de mes enfants ne le servent sur terre quand je chevaucherai à ses côtés dans l'au-delà. Cela jetterait la honte sur moi et mes ancêtres pour l'éternité.

- Vos filles serviront toujours Banu. Elles seront de bonnes épouses qui feront le bonheur de leur mari. Satisfaire les soldats de Banu n'est-ce pas aussi le satisfaire ?

- Comme toujours ma dame, vous avez raison. Je dois rendre hommage à votre sens des mots. Vos paroles mettent du baume sur ma douleur. Mais j'en attends plus. Je veux qu'un de mes enfants survive au camp et porte les couleurs de ma maison. Et cet enfant sera Ania.

Illi laissa échapper un hoquet de surprise. Elle avait dû mal comprendre. Son mari ne pouvait tout de même pas... Non !

- Cela fait un moment que je réfléchis à cette option, continua le seigneur Afalku. Ania est différente. Je suis sûr qu'elle saura se montrer digne de mon nom.

- Mais mon mari, vous n'y pensez pas. Ania n'est qu'une petite fille, une adorable petite fille. Pas un guerrier, s'écria la jeune femme, la douleur et la surprise lui faisant oublier toute réserve.

De l'autre côté de la pièce, les femmes jetèrent un regard interrogateur vers eux. Maudites harpies qui n'attendaient qu'une occasion de profiter de sa douleur.

- Ania est une Afani, déclara le seigneur Afalku d'une voix résolu. Mon sang coule dans ses veines. À l'époque des guerres tribales, nos femmes se battaient jusqu'à la mort pour défendre nos petits.

Illi se mit à pleurer. Elle ne pouvait imaginer sa toute petite dans cet endroit horrible. Des rumeurs atroces couraient à propos du Camp. Certains enfants n'en revenaient jamais. Plus personne n'était alors autorisé à prononcer leur nom, Banu le sanglant ayant décrété qu'il ne méritait pas d'appartenir à la société Afani. Elle avait toujours accepté les croyances de son époux, même si elle ne les partageait pas toutes. Mais ça, elle n'était pas sûre d'en être capable.

- Allons très chère, la consola-t-il en posant une main sur son épaule, tu devrais être honorée. Si Ania passe le test, elle héritera de mon titre et de toutes mes propriétés à ma mort. Et vous, ma dame, vous deviendrez la prochaine grande-mère.

Les sanglots d'Illi redoublèrent. Elle ne voulait pas de cet honneur. Qu'il le propose donc aux autres qui le désiraient si ardemment. Elle ne souhaitait qu'une chose : garder sa fille près d'elle, en sécurité. Son enfant. C'était tout ce qu'elle avait, la seule chose qui la faisait tenir. Il n'avait pas le droit de la lui prendre.

- Je vous en prie, ne m'enlevez pas mon bébé, le supplia-t-elle.

Mais son mari resta insensible à ses suppliques. Au contraire, il reprit son masque de guerrier impassible et déclara d'une voix sèche, sans chaleur : 


- Ania partira demain à l'aube. Je vous laisse la soirée pour lui faire vos adieux. Et séchez vos larmes. Cela manque cruellement de noblesse et vous allez effrayer cette pauvre enfant.

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