Le pays des enfants parfaits, chapitre 5





Derrière la porte, les lieux étaient encore plus sombres. Sombre et incroyablement silencieux. Elle n'entendait plus que le bruit de son cœur qui battait beaucoup trop fort dans sa poitrine et celui de sa propre respiration. Aucune trace de l'homme qu'elle avait suivie.

Ruby n'avait jamais eu peur du noir. Elle trouvait exagérée la phobie qu'avaient la plupart des gens de l'obscurité. Les monstres ne se terraient pas dans les ténèbres. Ils sortaient à la lumière du jour, bien cachés sous un masque d'hypocrisie. Le noir, lui, était honnête. Il ne cherchait pas à cacher ce qu'il était. Dans la pénombre, on pouvait être sois même sans craindre le regard des autres. Les apparences ne comptaient plus. L'adolescente ne fut donc pas effrayée par les ténèbres qui régnaient en ce lieu. Au contraire, l'excitation le gagna devant ce nouveau terrain à découvrir. Elle s'était toujours sentie l'âme d'une aventurière. Combien de fois c'était-elle prise à rêver, un livre entre les mains, confortablement installée dans le vieux fauteuil de mamie rose, devenant, le temps de quelques pages, pirates, scientifiques, astronaute...Vivant des vies auxquelles une enfant des logements sociaux de Harlem n'aurait jamais accès. Mais rêver, comme dessiner, était une perte de temps d'après son père. Et le temps, c'était de l'argent. Plusieurs fois, il avait reproché à sa fille de ne pas avoir les pieds sur terre. De vouloir refaire le monde. Il se trompait. Ruby ne souhaitait pas changer le monde. Ah quoi bon ? Les autres elle s'en fichait. Non, elle voulait juste vivre...Ne pas finir à quarante ans comme ses parents, épuisés, démolis, écrasés par le poids des responsabilités. Et ce fut en pensant à eux qu'elle s'enfonça dans les ténèbres.

Son pied buta sur une canette. Elle sursauta et décida d'attendre que ses yeux se soient un peu habitués à l'obscurité avant de poursuivre. Au fur et à mesure que ses pupilles se dilataient pour pallier le manque de lumière, les lieux se dévoilèrent au regard de Ruby. En voyant les tas d'objets en tout genre qui jonchaient le sol, l'adolescente se dit qu'elle avait eu de la chance de ne pas se blesser. Elle sourit en songeant à la tête que ferait leur cher maire s'il apprenait ce qui se cachait sous sa ville adorée, lui qui chérissait l'ordre et la propreté. Il y avait de tout : des objets les plus ordinaires — paquets de chips, cadavres de bouteille et autres témoignages du passage de quelques squatteurs —, aux plus insolites — poussette cassée, morceau de poupée, appareils électriques éventrés... — Et même une selle de cheval.

Curieuse, Ruby continua sa route. Un gros tas de pierres empêchait la porte de s'ouvrir complètement, mais l'ouverture était suffisante pour que la frêle silhouette de l'adolescente puisse s'y glisser.

La pièce dans laquelle elle déboucha ressemblait beaucoup à celle qu'elle venait de quitter : encombrée, sale et obscure. Ce que Ruby supposa être un compteur d'électricité émettait, une faible lueur verte clignotante des plus lugubres. L'adolescente ne s'y attarda pas.

Elle vagabonda un moment dans les souterrains, enjambant les pierres et les déchets, allant jusqu'à escalader des piles d'objets pour passer d'une salle à l'autre. L'endroit était beaucoup plus vaste qu'elle ne l'avait imaginé, et il y faisait étrangement bon. Pour Ruby, il devint vite évident que des gens habitaient ici. À plusieurs reprises, elle crut même percevoir des ronflements qui s'échappaient de trous dans le mur ou de porte à demi ouverte. À chaque fois, elle changea rapidement de direction. Elle n'avait pas particulièrement envie de rencontrer les habitants des lieux.

Elle marcha pendant plus d'une heure avant de se rendre compte qu'elle n'avait plus aucune idée du chemin à suivre pour remonter à la surface. Dans cette semi-obscurité, tout se ressemblait. Il y avait bien d'étranges dessins sur les murs qui ressemblaient fort à des indications, mais elle n'avait aucune idée de ce qu'ils signifiaient. «  Quelle conne je suis » jura-t-elle à mi-voix.

Épuisée et inquiète, elle courut de salle en salle pour essayer de retrouver sa route. Elle allait bien finir par retrouver ce vieux frigo devant lequel elle était passée tout à l'heure. Ou alors cet amas de pierres avec une forme bizarre... Mais l'endroit était immense et il lui fallut bientôt se rendre à l'évidence : elle ne faisait que se perdre davantage.

Découragée, elle se laissa tomber par terre. Elle ne pouvait même pas appeler chez elle. À cette distance sous terre, le réseau ne passait pas. Elle se mit à pleurer silencieusement. Comment pouvait-on être aussi bête ? Ce n'était pourtant pas faute d'avoir entendu les gens répétaient qu'à force de jouer avec le diable, elle allait finir par s'attirer des ennuis.

Elle continuait à se maudire, oscillant entre colère et désespoir, quand elle entendit du bruit dans la salle d'à côté. Quelqu'un venait. Elle se releva d'un bond, faisant tomber au passage un tas de canettes vides. Le bruit métallique se répercuta dans la salle, prenant des proportions démesurées dans le silence ambiant.

Dans l'autre salle, l'homme, du moins Ruby supposa que c'était un homme, s'immobilisa. Pendant un instant, on n'entendit plus rien. L'adolescente retint sa respiration, ne sachant pas trop si elle devait signaler sa présence pour obtenir de l'aide ou au contraire se faire la plus discrète possible. Puis de la lumière apparut par la porte entrebâillée qui s'ouvrit à la volée. Aveuglé par cette soudaine luminosité, Ruby se cacha les yeux avec sa main. L'homme, car cette fois la jeune fille en était presque sûre, il s'agissait d'un homme, lui braquait maintenant la lumière en pleine figure.

- Qui êtes-vous ? demanda Ruby d'une voix beaucoup moins assurée qu'elle ne l'aurait voulu.

Pas de réponse.

- Est-ce que vous pourriez baisser un peu votre lampe, insista la jeune fille, je ne vois plus rien.

Toujours rien. Ruby n'entendait que sa respiration. Pour le coup, l'adolescente commença vraiment à paniquer.

- Qu'est-ce que vous voulez ? Laissez-moi tranquille ! s'écria-t-elle.

Mais ces paroles n'eurent pas l'effet escompté. Au lieu de s'en aller, l'homme s'approcha, la lumière toujours braquée sur elle. Ruby n'attendit pas qu'il arrive à sa hauteur. Elle se mit aussitôt à courir. L'individu se lança à sa poursuite, confirmant les craintes de la jeune fille. Elle accéléra. Jamais elle n'avait couru aussi vite. Mais l'individu était rapide et habitué à se déplacer dans ces tunnels encombrés. Il rattrapa sans mal la fugitive et la plaqua contre un mur. Ruby essaya de se débattre, griffant et frappant comme une furie. En vain. L'homme l'écrasait de tout son poids, l'empêchant totalement de bouger. L'odeur de sueur, de vomi et de pisse que dégageait son agresseur lui retourna l'estomac. Un couteau apparut dans la main du type et Ruby se figea :

- Ton argent ? Grogna-t-il.

- Dans ma poche, réussit à articuler la jeune fille, malgré l'angoisse qui lui serrait la gorge.

L'homme glissa la main dans la poche de son jean, récupérant son porte-monnaie. Sans lâcher son arme, il l'ouvrit pour en vérifier le contenu. Il s'empara du peu d'argent qu'il contenait et le jeta au loin.

- Laissez-moi partir maintenant, supplia l'adolescente, je vous ai donné tout ce que j'avais.

Mais l'homme ne semblait pas décidé à la lâcher. Il continuait à la fixer, les yeux injectaient de sang.

- Mais qu'est-ce que vous me voulez ? Sanglota la jeune fille.

Les larmes coulaient le long de ses joues sans qu'elle puisse les arrêter. Soudain, une cannette atterrit à quelques pas de là, les faisant sursauter tous les deux. L'homme tourna brusquement la tête à la recherche de celui qui venait de la lancer, mais le nouveau venu avait allumé sa propre lampe vers eux, les aveuglants.

- Dégage de là, cria l'agresseur de Ruby en direction du faisceau de lumière, et va t'occuper de tes affaires

- C'est plutôt toi qui vas dégager Toby, répondit une voix d'enfant.

« Un gosse » s'étonna Ruby. Son sauveur était un gamin ! Mais que faisait-il plusieurs mètres sous la surface ? Et comment connaissait-il le type qui venait de l'agresser ? Elle ne savait pas quoi en penser.

L'homme qui le retenait plaqué contre le mur, la lâcha et s'avança de quelques pas en direction de la lumière « Mon dieu, il va le tuer. Il faut que je fasse quelque chose » s'alarma la jeune fille. Elle avait beau être morte de peur, elle ne pouvait laisser ce monstre s'en prendre à un môme. Encore moins à un môme qui avait essayé de l'aider. Mais avant qu'elle n'ait eu le temps d'esquisser le moindre geste, l'homme lâcha son couteau.

- Samuel ? Je suis désolé. Je ne t'avais pas reconnu. Ne dis rien au général, je t'en prie. Je l'ai à peine touché cette fille. Et qu'est-ce qu'elle faisait là, d'ailleurs ? Ce n'est pas une des nôtres. Tu sais que je ne ferais jamais de mal à l'un des nôtres.

Ruby n'en revenait pas. La situation virait à l'absurde. Son agresseur semblait réellement terrifié. Mais qui était donc ce gosse ? Celui-ci baissa un peu sa lampe et Ruby pû distingué son visage. Et là, surprise. La voix n'appartenait pas à un enfant, mais à un jeune homme. Elle lui avait pourtant paru si aiguë, si fluette... Jamais elle n'aurait pensé que c'était celle d'un adulte.

Le jeune homme fit un geste de la main et l'individu qui s'en était pris à Ruby s'enfuit sans demander son reste. Le nouveau venu s'approcha ensuite de l'adolescente. Celle-ci hésita fortement à s'enfuir. Oui, mais pour aller où ? Ce mec semblait être un habitué des souterrains. Il la rattraperait aussi aisément que l'autre. Elle le dévisagea avec méfiance. Maintenant qu'il était plus près, elle lui donnait seize ou dix-sept ans. Comme elle. Il avait un visage plutôt doux, bien que très sale. Sans un mot, il sortit un mouchoir de sa poche et le lui tendit. Il ne semblait pas méchant.

- Merci, dit-elle en se saisissant du morceau de tissu.

Le garçon ne répondit rien. « Pas très causant les gens d'ici » pensa l'adolescente un peu rassurée par cet acte de gentillesse. Elle s'essuya les yeux, furieuse de constater que les seules larmes qu'elle ait versées depuis des années soient pour ce sale type. Elle fut surprise de voir les traces noires qu'elle enlever de ses joues. Elle devait être belle, tiens. Les yeux bouffis et le visage plein de poussière.

Le garçon s'éloigna de quelques mètres. Et, mais il comptait vraiment la laisser toute seule ici ? Elle n'était pas d'accord. L'autre connard pouvait revenir à tout moment. Elle allait se lancer à sa poursuite, quand il se baissa pour ramasser quelque chose. Son portefeuille. Il venait de ramasser son portefeuille. Il revint vers elle et le lui tendit, toujours aussi silencieux.

- Merci, fit-elle de nouveau.

Enfin, le garçon se décida à parler.

- Je m'appelle Samuel, se présenta-t-il. Je ne vous veux pas de mal. Je vais vous emmener dans un endroit sûr. Toby n'est pas le seul toxico qui traîne dans le coin.Vous ne pouvez pas rester ici?

Ce fut au tour de Ruby de jouer les muettes, prises un peu au dépourvu par ce drôle de discours, mais le garçon avait déjà fait demi-tour, sans attendre de voir si elle comptait le suivre ou non. Pourquoi l'aurait-il fait ? Bien sûr qu'elle allait le suivre. Elle avait beau le trouver étrange, se méfier de lui, il était hors de question qu'elle reste toute seule ici. Entre son étrange sauveur et le fou qui l'avait agressé, il n'y avait pas photo. Elle préférait faire confiance à celui qui l'avait aidé.  

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L'histoire en est encore à un stade où tout est encore modifiable, donc surtout, n'hésitez pas à me faire part de vos remarques, critiques, suggestion... Ou de tout ce qui vous passe par la tête. Même ( et même surtout) si quelque chose vous déplaît. Promis, je n'ai encore mordue personne.

2 commentaires:

  1. Je crois qu'à la dernière réplique de Samuel tu as laissé un point d'interrogation qui n'a pas lieu d'être. Sinon, pour l'instant j'aime bien le monde que tu construis.

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